Joseph et Malou
Malou
Je n’en peux plus, de ce train. Pourtant en Espagne, je n’ai pas vu le temps passer. J’étais tellement heureuse de partir pour mon premier long voyage. Prendre un grand train pour la première fois, avec une grosse locomotive qui m’a fait presque peur lorsque je l’ai vu arriver, crachant de la fumée et respirant comme un énorme taureau. Et ce jet de vapeur qu’elle a soufflé sur le quai en s’arrêtant. Ma petite sœur Carmencita a pris la main de mon papa, tout effrayée. Alors moi, j’ai rigolé pour lui faire croire que je n’avais pas peur. J’ai voulu me diriger vers les beaux wagons avec des rideaux aux fenêtres, juste derrière la locomotive, mais papa a dit que c’était les wagons de première classe, réservés aux riches. C’est comme au cinéma ou à l’église, ils ont toujours les meilleures places, ai-je pensé. Mais nous avons eu tout de même la chance de trouver des places assises en deuxième classe et nous avons pu, moi et ma sœur, nous asseoir du côté de la fenêtre pour pouvoir regarder le paysage. Mais je me suis vite endormie car il n’y avait que des montagnes à regarder. Je me suis réveillée à la gare de Valence où nous avons mangé une orange et une part de coca que maman avait préparée la veille. Sur le quai, j’ai vu un couple qui s’embrassait en se serrant dans les bras avant de se séparer et j’ai eu les larmes aux yeux. Moi aussi, j’ai dû quitter mon fiancé pour partir et j’ai beaucoup pleuré. Mon petit Joseph, mon Pepito. Il doit nous rejoindre en France lorsque nous serons arrivés et qu'il aura obtenu ses papiers. C’est aussi pour cela que nous nous sommes fiancés. Les gens du village ont bien dit qu’à dix-sept ans, c’était un peu tôt, surtout avec un homme qui a sept ans de plus, mais comme ça, il pourra partir en France plus facilement s’il dit que c’est pour retrouver sa fiancée. Et je m’en fiche bien, de ce que pensent les gens du village, je ne suis pas près de les revoir. Ils l’appellent el mellat, l’édenté. Enfin, c’est le surnom de sa famille, pour la distinguer des autres Climent, parce qu’il y en a beaucoup à Finestrat et ils ont tous des surnoms, dans le village. Notre famille est surnommée les bourbons, je ne sais par pourquoi. Peut-être que nous descendons de Louis XIV, comme les anciens rois d’Espagne. En tout cas, édenté, il ne l’est pas du tout mon Pepito, il a même de très belles dents et un si beau sourire.
Ses quatre frères sont beaux aussi, surtout André, mais il est encore trop gamin. Il y a aussi Vincent qui voudrait se marier plus tard avec ma sœur. Ils sont tous nés en France car leurs parents sont partis travailler là-bas déjà bien avant Franco. Quand ils sont revenus, je crois que c’était l’année de ma naissance, maman m’a raconté qu’on les appelait les franchutis, car ils avaient du mal à parler valencien. Puis ils sont repartis pendant la guerre civile, Moi, j’étais encore toute petite pendant la guerre, mais j’ai des souvenirs de l’année où la sœur de mon père, tía Gracia, est revenu habiter à Finestrat avec toute sa famille. Son mari, tío Blaï, était entrepreneur à Alicante et gagnait très bien sa vie. Ils avaient un grand appartement, mais ils ont préféré déménager à la campagne lorsque les avions ont commencé à bombarder la ville. Même que l’un de leur fils, Antonio, a failli mourir sous les bombes, car il était resté à Alicante pour ses études. Il nous à souvent raconté que ce jour là, ce devait être en mai 1938, il avait rendez-vous chez le médecin juste avant de prendre ses cours à 9 heures au lycée. Mais comme le médecin était en retard, il est parti pour arriver à l’heure au lycée et, quelques minutes après le début du cours, le bombardement a commencé. Ils se sont tous cachés sous les tables et des bombes sont tombées tout près. Il a su plus tard que l’immeuble du médecin avait été bombardé et que tous les gens de l’immeuble étaient morts. Il le serait lui aussi, si le médecin n’était pas arrivé en retard. A quoi ça tient, la vie. Je me souviens bien de cette année là, même si je n’avais que cinq ans, car on entendait les avions passer et les bombes exploser au loin. Tout le monde avait peur et nous allions nous cacher dans la remise. En tout cas, j’ai été bien contente que tía Gracia et tío Blaï soient venus s’installer dans le village, car je pouvais voir mes cousins et cousines. Maria a mon âge et nous sommes devenues bien copines. Il y aussi Roberto qui a l’âge de Pepito et Mercedes, l’aînée, que j’aime aussi beaucoup. Lorsque Franco a pris le pouvoir, ils ont mis tío Blaï en prison, parce qu’il avait fait partie du conseil municipal d’Alicante. Mais on a dit que des habitants du village l’avaient dénoncé comme rouge. Mercedes m’a expliqué que Franco avait encouragé les gens à dénoncer tous ceux qui étaient contre lui, et beaucoup l’ont fait, par peur ou pour de l’argent, ou même simplement pour être bien vu afin d’obtenir du travail ou un privilège quelconque. Certains ont même dénoncé des gens de leur famille. Si c’est pas honteux ! En fait, tío Blaï n’était pas un rouge, mais simplement républicain, alors il n’est pas resté longtemps en prison. Car les rouges, ils pouvaient être condamnés à au moins trente années de prison et même être fusillés. En fait, un rouge, je ne sais pas trop ce que c'est. Les franquistes disent que ce sont des communistes qui voulaient prendre nos terres et nos maisons et faire venir les Russes, qu'ils ne croient pas en Dieu et sont dépravés, mais je crois que c'est exagéré. Après l’arrestation de son père, Antonio a du arrêter les études et travailler pour nourrir sa famille. Franco avait même fait annuler la validité des diplômes obtenus sous la république et il aurait dû tout recommencer pour devenir ingénieur, comme il le souhaitait. Il nous a raconté beaucoup de choses sur ce qui s’est passé pendant la guerre avec Franco, comme l’histoire des gens qui attendaient un bateau au port d’Alicante pour se sauver, mais le bateau n’est jamais arrivé. Et les phalangistes ont raflé tout le monde, même les femmes qui ont été mises en prison et séparées de leurs enfants. Mais il nous a demandé de ne pas le répéter, car il risquait d’être arrêté. En tout cas, il est très instruit et je l’admire. Moi aussi, je travaillais bien à l’école et Doña Lola, ma maîtresse, avait conseillé à maman de m'envoyer au lycée après mon certificat. Elle me donnait même gratuitement des cours particuliers pendant les vacances. Mais il fallait payer la location d’une chambre à Alicante et mes parents n’avaient pas d’argent. La maîtresse avait même demandé à sa sœur, qui est professeur à l'Ecole Normale d'Alicante, si elle pouvait m’héberger, mais celle-ci n'avait plus assez de place car elle avait trois fils. Ma mère en a pleuré, car elle aurait bien aimé avoir une fille institutrice. Mais de toute façon, il y a peu de femmes espagnoles qui poursuivent leurs études car une fois mariées, elles doivent s’occuper de leurs enfants. Et j’ai envie d’avoir des enfants avec Pepito dès que nous serons mariés. Il va nous rejoindre quand nous serons installés dans le village où habite Enrique, le frère de papa. Il vit en France depuis longtemps et s’est marié avec une française, alors il a pu nous fournir un certificat d’hébergement. Si on ne connaît personne en France, on ne peut pas s’y installer. Et papa y est déjà allé travailler lorsqu’il était plus jeune. C’est comme ça dans la famille, et dans tout le village aussi, il y a toujours quelqu’un qui part en France ou qui en revient. Pepito, lui, est revenu avec sa famille quand la France était en guerre avec les Allemands. A croire que la guerre les suivait partout où ils allaient ! Ils se sont installés juste derrière chez nous, dans la ruelle qui descend vers la Peña. Je les observais souvent depuis la fenêtre de la cuisine. Cinq garçons, cela ne passait pas inaperçu. !
Après Valence, la voie ferrée longe la côte et, en regardant la mer, j’ai repensé à tous ces dimanches d’été passés à la plage. Tôt le matin, grand-père chargeait sur le dos du mulet la poêle à paella, le charbon de bois, les provisions, la vaisselle et les ustensiles de cuisine, ainsi que deux botidjas remplies d’eau et nous partons avec toute la famille sur le chemin de l’Alfas qui mène à La Cala. Au bout d’une heure de marche, nous nous installions en bord de plage, à l’ombre des pins, et nous courrions vers la mer pour nous baigner, nager et plonger depuis les rochers jusqu’à ce que la faim nous fasse sortir de l’eau. Le feu de bois et d’écorces de pins fumait et la paella bouillait et sentait déjà bon, nous mettant encore plus en appétit. Nous nous asseyions sur des grosses pierres, grignotant des amendes et des fèves pendant que les adultes buvaient un verre de vin en discutant. Puis nous allions chercher notre assiette remplie de ce bon riz jaune et juteux accompagné de morceaux de lapin et de poulet. Nous finissions par une part de melon ou de pastèque, parfois de gâteau, et nous partions jouer dans la pinède ou sur les rochers pendant que les adultes continuaient à bavarder ou faisaient la sieste. Quel bonheur c’était ! Et, à la fin des vacances, il y avait les fêtes du village. C'était le meilleur moment de l'année que nous attendions tous. Personne ne travaille pendant la semaine et on se couche très tard. On s'y prépare presque un mois à l'avance. Le temps de savoir comment nous allons nous déguiser pour le défilé, de préparer sa robe pour la présentation des fleurs à la Vierge, et d'aménager la cabane faite en canes de roseaux où nous nous retrouvons entre jeunes du même âge. On appelle ça les baraques. Chaque groupe d’amis ou d’habitants du même quartier font leur baraque, même les plus âgés. Ils aménagent un local agricole, ou l’entrée de leur maison, ou bien ils fabriquent une cabane en roseaux dans le jardin. Ils installent une table et des chaises, un petit coin avec un brasero pour faire la cuisine et un bar pour recevoir les invités. Ils y restent presque toute la journée pour manger, boire, chanter et discuter, ne rentrant dans leur maison que pour dormir. Pour nous, les jeunes, c’est l’occasion d’un moment de liberté, loin de la surveillance des parents. Mais les grands sont chargés de surveiller les plus petits pour qu’ils ne fassent pas de bêtises. Et les filles ne se mélangent pas aux garçons qui n'ont le droit de passer que pour faire une visite et boire un coup. Le matin, plusieurs coups de canon nous réveillent et nous allons dans la rue voir le chirimitero passer, jouant de sa drôle de flûte et accompagné par un tambour. Ensuite, c'est la banda qui passe pour jouer des paso-doble et là, je regarde mon Pepito qui joue de la clarinette, fier comme un coq avec son costume bleu-marine. Il ne détourne pas le regard, même s'il sait que je le regarde, tout absorbé dans la lecture de sa partition fixée sur la clarinette. Qu'est-ce que je suis fière de lui ! Ensuite, nous allons à la messe du matin puis dans notre baraque jusqu'au repas. L'après-midi après la sieste, on lâche les vachettes dans la rue principale, fermée de chaque côté. Les hommes essaient de jouer aux toreros. C'est à celui qui sera le plus vaillant et il y en a parfois qui reçoivent des coups de cornes et sont blessés. En fin de soirée nous nous déguisons pour le défilé masqué ou bien nous mettons des robes de princesse ou de fée pour le défilé de chars (ce sont les tracteurs qui tirent des charrettes maquillées) et nous parcourons toutes les rues en jetant des bonbons aux petits. A la tombée de la nuit, on allume la traca dans la rue principale (ce sont des gros pétards reliés par une mèche et attachée à une corde) ça fait un bruit assourdissant et après, la rue est pleine de fumée. Puis nous retournons à la baraque pour dîner et ensuite c'est le bal sur la place avec un orchestre qui fait danser les jeunes comme les vieux. A la fin du bal, vers quatre heures du matin, nous rentrons nous coucher en enviant les garçons qui restent pour jeter des cohets borachos dans la rue. Ce sont d'énormes pétards qui partent dans tous les sens avant d'exploser et le jeu consiste à savoir les éviter. Gare à celui qui s'en prend un, car il peut se faire brûler méchamment. La journée la plus solennelle est celle de la grande procession, le jour de Sant Bartolomeu, saint patron du village. A la tombée de la nuit, la procession part de la Ermita, la petite chapelle au-dessus de la colline, dans laquelle se trouve la statue en plâtre de Sant Bartolomeu. La statue, dressée sur un palanquin porté par six hommes, est emmenée jusqu’à l’église sur la place du village. Le maire, entouré de deux phalangistes en uniforme, faisant le salut fasciste, est en tête de la procession, suivi du curé et de ses enfants de chœur. Puis arrive la statue du Christ sur sa croix, portée par quatre hommes, suivie par le chirimitero et la fanfare invitée pour les fêtes (généralement celle d’un village voisin) et enfin le palanquin portant la statue de San Bartolomeu, richement habillé de rouge et or, suivi de la banda municipale jouant un air si triste que j’ai des frissons rien que d’en parler. Pour finir, ce sont tous les gens du village qui défilent, vêtus de leurs plus beaux habits, en tenant une bougie allumée. La soirée se termine par des feux d'artifices, suivis d’un grand bal sur la place.
Je pourrais en raconter comme ça pendant des heures sur la vie de mon village, mais cela me pèse d’en parler au passé, comme si tout cela était fini pour toujours. Je suis si triste, tout à coup. Pourquoi sommes-nous donc condamnés à partir et quitter notre si beau village ? Car je ne pense pas faire la fière en disant qu’il est vraiment beau, mon village, construit sur un éperon rocheux au pied d’une grande montagne appelée le Pic de la cloche, car il parait que, depuis la mer, elle ressemble à une cloche que les marins repèrent de loin. Et sa source est réputée dans toute la région car elle ne tarit jamais, même en période de grande sécheresse. Alors, pourquoi sommes-nous si pauvres ? J’ai bien du mal à comprendre. Je sais bien que la terre ne permet plus de nourrir ceux qui n’en ont guère. J’ai assez vu mon père partir dans la montagne pour aller garder les chèvres et arracher des racines pour faire du charbon de bois. Ma mère allait lui porter à boire et à manger pour la semaine. Elle grimpait le sentier caillouteux avec une jarre remplie de seize litres d’eau et un gros panier posé sur sa tête, contenant du pain, du lard et d’autres choses à manger. Parfois, elle était si fatiguée lorsqu’elle rentrait qu’elle tombait d’épuisement. Un jour, ma petite sœur l’a trouvée allongée par terre et s’est mise à pleurer, croyant qu’elle était morte. Parfois, nous allions voir papa le dimanche et nous restions dormir dans la petite maison où il passait ses nuits tout seul avec ses chèvres. Nous dormions par terre sur une natte à côté des chèvres et je me souviens que ma sœur était morte de peur à cause des gros vers de terre et de toutes les bestioles qui rampaient. Ma pauvre petite sœur Carmencita, elle n’a presque pas ouvert la bouche depuis que nous sommes partis. Elle est si sensible et tellement chétive à force de si peu se nourrir. Maman avait beau la supplier de manger son riz ou le pain de maïs qui nous remplissait le ventre tous les jours, elle préférait se nourrir de fruits qu’elle chapardait à droite et à gauche. Elle a eu encore plus de peine que moi à partir. Elle s’accrochait aux jupes de tia Guadalupe qui nous avait accompagnés à l’arrêt de l’autobus et maman a dû la tirer pour l’en arracher. Moi aussi, j’ai pleuré quand ma tante m’a laissé son foulard en soie en souvenir d’elle, comme si elle nous voyait pour la dernière fois. Et je sais qu’après notre départ, elle a allumé una mariposa. Ce sont ces petites mèches piquées dans un morceau de carton qui flotte sur de l’huile d’olive versée dans un verre. Cela doit nous porter bonheur pour le voyage, mais si la mèche s’éteint, c’est mauvais signe !
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Il faisait déjà nuit depuis lorsque nous sommes arrivés à Barcelone où il fallait changer de gare pour reprendre le train qui partait vers la France. Nous avons dû prendre un autobus pour traverser la ville qui m’a éblouie, avec toutes ces lumières, ces voitures de toutes marques et ces taxis jaunes et noirs, ces devantures de magasins que j’imaginais immenses et remplis de belles choses que je ne pourrais jamais me payer. J’écoutais avec surprise les gens qui parlaient dans l’autobus. Cela ressemblait beaucoup au valencien, mais avec beaucoup de mots que je ne comprenais pas. Papa m’a dit que c’était du catalan. Beaucoup parlaient aussi le castillan que j’avais appris à l’école, mais qu’on ne parlait pas en famille. Papa m’a expliqué que le général Franco voulait interdire aux catalans de parler leur langue pour les punir de lui avoir résisté si longtemps. J’ai vu aussi des femmes habillées avec des manteaux de fourrure et je me suis dit que, quand mon mari gagnera de l’argent en France, je m’en paierai un pareil. Mais ce sont surtout les cinémas qui m’ont le plus impressionnée, avec leurs enseignes lumineuses et leurs affiches géantes. Au village, nous avions aussi un cinéma et c’était papa qui s’en occupait pour gagner sa vie, mais depuis Franco, beaucoup de personnes ne payaient plus leur place de cinéma. Le maire venait avec toute sa famille gratuitement, ainsi que beaucoup de gens bien placés. Alors papa n’a plus réussi à vivre du cinéma, c’est pour cela qu’il a été obligé de garder les chèvres dans la montagne et qu’il a voulu partir travailler en France. Moi, j’adorais regarder des films, surtout les films américains avec Clark Gable. Comme il est beau, avec sa petite moustache et ses cheveux gominés ! Après la séance, comme c’était le samedi soir, on rangeait les chaises et on dansait. C’est mon papa qui jouait de l’accordéon. Qu’est-ce que j’étais fière de lui ! C’est là que j’ai dansé pour la première fois avec mon Pepito. Je l’ai vu arriver avec ses copains, les cheveux bien peignés en arrière, un peu comme Clark Gable. Il m’a tout de suite regardée, mais il a mis longtemps avant de venir m’inviter. Sûrement qu’il n’osait pas, car il n’a dansé avec personne d’autre. Lorsque papa a entamé un tango avec son accordéon, il est venu m’inviter. J’avais les jambes coupées en allant sur la piste et peur de ne pas savoir assez bien danser. Mais il avait l’air aussi mal à l’aise, se tenant tout raide et trop éloigné de moi. Mais il faut dire que les gens nous regardaient, surtout ma tante Guadalupe qui était très stricte, et un garçon ne devait pas serrer une fille de trop près. Guadalupe est restée célibataire et vit avec sa sœur aînée Mercedes qui ne voit pas bien clair. Je ne sais pas si elle ne s’est jamais mariée pour s’occuper de sa sœur ou parce qu’elle avait peur des hommes, mais en tout cas, elle m'a dit souvent de me méfier des garçons. C'était pareil pour les fêtes. Tous les soirs, au bal sur la place, Guadalupe restait assise sur sa petite chaise en paille et nous surveillait, moi et mes cousines, pour voir si la distance entre nous et les garçons, quand nous dansons le paso-doble ou le tango, était réglementaire. Mais je l'aime bien tout de même et elle va me manquer. C’est elle qui s’occupait de moi et de ma sœur lorsque maman partait avec papa dans la montagne et lorsqu’ils sont partis en France pour le décès du plus jeune frère de mon père. Et j’ai toujours aimé aller dans sa maison qui est celle de mes grands parents et qu’elle partage avec sa sœur. Nous donnions à manger aux poules et nous l’accompagnions parfois aux champs avec le bourriquot pour l’aider à ramasser les olives ou les amandes et cueillir les oranges, les figues et les grenades. Carmencita se gavait tellement de fruits qu’elle en avait parfois une indigestion.
La gare de France de Barcelone est beaucoup plus belle que l’autre, avec une belle verrière arrondie pour abriter les gens de la pluie et des trains plus beaux aussi, avec des banquettes recouvertes de moleskine, comme si Franco voulait montrer aux Français que les Espagnols n’étaient pas que des pouilleux. C’était tellement confortable que je me suis endormie presque tout de suite. Mais je n’ai pu dormir que quelques heures, car nous avons encore dû changer de train à la frontière. Papa m’a expliqué que c’est parce qu’en France, les voies n’ont pas la même largeur. Quel chambardement quand tout le monde est descendu, les hommes avec les valises et les femmes qui portaient ou tenaient la main de leurs enfants. Puis il a fallu faire la queue pour passer la douane, ça n’en finissait plus. Les gardes-frontière espagnols regardaient les papiers, puis la personne pour voir si c’était bien elle qui était sur la photo. Ils posaient souvent des questions et demandaient même des fois d’ouvrir les valises comme pour nous embêter. Lorsque ce fut notre tour, j’ai bien regardé le policier droit dans les yeux pour lui montrer que je n’avais pas peur. Puis il a fallu recommencer à la frontière française. Enfin mon père a dit : « Ça y est, les filles, nous sommes en France ! »
Mais j’avais froid et j’étais tellement fatiguée que je n’ai même pas réagi. Nous sommes montés dans un autre train et je me suis presque aussitôt rendormie.
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Maman nous a réveillées pour nous dire que nous allions arriver à la gare près du village où habitait sa sœur Dolorès. Elle aussi était partie en France depuis longtemps et s’était mariée avec un français. Ils avaient quatre enfants, mes autres cousins que je n’avais jamais vus. Nous avons mangé la dernière part de coca et l’orange qu’il nous restait, puis papa a demandé quelque chose au contrôleur et a dit de nous préparer. Heureusement que papa sait un peu parler français. Le train s’est arrêté dans une gare où j’ai pu lire Remoulins sur une pancarte et nous sommes descendus. Personne ne nous attendait, mais papa a dit que le salon de coiffure du mari de Loli, l’une des filles de Dolorès, n'était pas très loin de la gare, dans la rue principale. Nous y sommes allés à pied avec nos valises. C’était la première fois que je marchais dans une rue française, entendant des gens qui ne parlaient pas ma langue, voyant des boutiques où les prix n’étaient pas marqués en pesetas, et des voitures que je n’avais jamais vues garées le long du trottoir. Les passants nous regardaient avec curiosité, mais je m’en moquais bien car j’étais heureuse. Nous nous sommes arrêtés devant le premier salon de coiffure et papa est allé demander où nous pouvions trouver Loli Jorda. Il est ressorti avec un homme pas très grand en blouse grise qui s’est présenté comme le mari de Loli et nous a toutes chaleureusement embrassées en manifestant sa joie de nous voir. Puis il nous a dit d’entrer dans le salon de coiffure pour attendre ma cousine qui allait venir nous chercher, car il l’avait prévenue de notre arrivée avec le téléphone. Quelle chance elle a, ma cousine, d’avoir le téléphone, ai-je pensé. Nous étions un peu gênées parce qu’il y avait des clients qui attendaient dans le salon de coiffure, mais le mari de Loli a su nous mettre à l’aise en plaisantant avec tout le monde. Lorsqu'elle est entrée dans le salon, Loli a crie sa joie en nous voyant. Elle s’est déjà dirigée vers maman qu’elle a serrée dans ses bras, en lui disant plein de choses que je n’ai pas comprises, et maman non plus d’ailleurs, qui hochait le tête en faisant croire quelle comprenait, puis ma cousine est venue nous embrasser. Elle est un peu plus âgée que moi et me ressemble un peu, en plus blonde. Pendant ce temps, Paul, le mari de Loli, avait téléphoné à l’oncle Jaime pour qu’il vienne nous chercher en voiture. La famille Jorda habitait à Comps, un petit village où ils possédaient un mas et faisaient de la culture, surtout des fruits et des légumes qu'ils vendaient au marché.
Les retrouvailles de maman avec sa sœur furent un moment mémorable. Vingt ans qu'elles ne s'étaient pas revus ! Elles pleuraient, riaient, se disaient des choses du passé puis pleuraient encore. Dolorès et Maman se ressemblent comme deux sœurs jumelles, elle a eu sa fille Odette le même jour et la même année que moi. Je croyais rêver. J'ai fait la connaissance d'Odette qui parle un peu castillan car elle l'apprend à l'école, puis de ses frères aînés, Lucien et Manuel. Loli était restée à Remoulins, mais je devais la rejoindre le lendemain car il n'y avait pas assez de place dans la maison de Dolorès pour coucher tout le monde. Mon premier dîner en France fut pour moi un souvenir inoubliable. Jamais, je crois, de toute ma vie, je n'avais vu autant de choses sur une table. J'ai mangé de la viande de bœuf pour la première fois, avec des pommes de terres qui n'étaient pas bourratives comme celles que nous mangions parfois à la maison, et plein de choses que je ne connaissais pas. Si le repas fut calme au début, chacun étant concentré sur son assiette, surtout nous autres qui n'avions mangé que de la coca et des oranges depuis deux jours, ce fut vite un vrai brouhaha lorsque tout le monde se mit à parler, mélangeant français, valencien, castillan et catalan. Le petit déjeuner du lendemain fut également inoubliable, surtout pour Carmencita que je vis pour la première fois manger avec un appétit d'ogre, répétant que bô ! toutes les deux minutes en se régalant, pour la première fois de sa vie, de tartines de bon pain blanc avec du beurre et de la confiture de fraises. Nous sommes restés deux semaines chez la famille de tía Dolorès. Moi je suis restée avec ma cousine Loli à Remoulins, qui est devenue pour moi comme une vraie sœur. Nous allions nous promener tous les après-midi le long du Gardon avec Alain, son fils de deux ans, qui m'a tout de suite adoptée comme sa tata Malou. Je n'arrêtais pas de lui faire des câlins et des bisous, de lui chanter des petites chansons pour les enfants comme celle de la louve avec ses cinq louveteaux ou de la poule Tita, ce qui le faisait rire aux éclats. C'est là que je me suis rendu compte que j'aimais vraiment les enfants et je me suis promise d’appeler Alain mon premier fils. Au bout de quinze jours, j'avais déjà fait de gros progrès en français grâce à Loli et son petit..
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L'arrivée de Malou à Comps racontée par sa cousine Odette
Ce jour là le facteur frappe à la porte « Une lettre d'Espagne » annonce-t-il. Je me précipite, mais papa a déjà tendu la main et décachète la lettre.« Dolorès, voilà des nouvelles de Finestrat » et tout joyeux ajoute « ils vont bientôt arriver. »
C'est vrai que depuis quelques temps on parle beaucoup de l 'arrivée, chez nous, de ma tante Carmen , la soeur de maman, de son époux et de leurs deux filles. C'est la première fois qu'ils viennent en France. Je ne connais pas non plus leur petit village (Finestrat) Ce mot est magique pour moi. C'est « une fenêtre » ouverte sur l'Espagne, sur le lieu de mes racines. Mon père m'en a tellement parlé que je l'imagine bien, blotti entre la mer avec la plage la Cala et la montagne avec son Puig Canpana et puis la calle major, la Ermita, la Font del Moli......Mes cousines vont sûrement me raconter la vie là bas et me parler de notre petite grand-mère borgne qui n'a pas pu être du voyage. Notre abuelita arrivera plus tard pour terminer sa vie chez nous au mas de Comps .En attendant, je meurs d »'impatience. Je rêve de ma cousine Marujin, ma cousine jumelle dis-je car nous sommes nées le 20 mars 1933 le même jour, même mois, même année, seule l'heure reste incertaine . Nous aurons bientôt 18 ans. Nous n'avons pas la même culture, ni la même vie. Moi, je suis encore pensionnaire au lycée de Nîmes. Elle, je sais qu'elle a déjà un fiancé de sept ans plus âgé qu'elle, cela m'impressionne ! Puis, il y a Carmencita qui a six ans de moins que nous. Je pense qu'elle aura bien besoin de moi pour s'adapter à ce pays qu'elle va découvrir. J'imagine aussi le bonheur de maman qui n'a pas vu sa sœur depuis bien longtemps. Depuis l'arrivée de la lettre, je suis dans une attente fébrile. Chaque fois que je viens voir mes parents (deux fois par mois selon le règlement de l'internat) j'espère en savoir plus.
Or ce jour, de février 1951, comme à son habitude, mon père m'attend à la descente du car.
Avec un grand sourire il me dit « Il y a une surprise pour toi à la maison » Impossible d'en savoir plus Nous prenons, à pied, le chemin qui mène à notre ferme et à peine arrivés devant la porte j'entends des voix. Ce sont des échanges en espagnol que je comprends très bien car j'étudie cette langue au lycée. La porte s'ouvre et une immense émotion m'envahit. Ma mère a un visage radieux. Ma tante me serre fort dans ses bras, mon oncle me sourit. Et puis, je vois Marujin et Carmencita. J'embrasse très fort la plus jeune qui me paraît très réservée et je me jette au cou de Marujin. Elle est très belle, plus grande que moi, blonde, aux yeux rieurs, joliment vêtue. Moi, j'ai encore mon uniforme bleu marine de lycéenne. C'est moi la plus intimidée. Je me suis tout de suite sentie très proche de toi et nous avons aussitôt échangé quelques mots en espagnol Pendant que Carmencita restait dans les jupes de sa maman tu étais très sollicitée. Chacun d'entre nous voulait t'accaparer. Lulu voulait t'emmener au village. Manou voulait te faire découvrir la région. Finalement c'est Loli et Paul qui t'ont proposé de venir chez eux à Remoulins. Leur petit Alain était si mignon que tu as choisi ce prénom pour ton premier enfant. Quand j arrivais le samedi je n'avais qu'une hâte c'était t'emmener voir mes copains C'est alors que je te dis « Comment veux-tu que je te présente à mes copains avec ce prénom si difficile à prononcer pour un Français . Serais-tu d'accord pour que l'on t'appelle Malou ? Ce sera plus simple et cela te va très bien» Voilà comment ce prénom Malou ne t'a plus quitté.
Le soir à fête du village j'étais très fière de présenter ma cousine Malou , à mes amis d'enfance, et surtout de te présenter Gérard mon amoureux. Il y avait un peu de jalousie la dessous ! Je ne voulais pas être en reste!Toi tu avais déjà un fiancé .Tu m'avais montré sa photo. C était un beau jeune homme, un « Hidalgo » aux yeux mystérieux et doux. Tu avais bien choisi! Mon frère Lulu, qui nous accompagnait, ne nous quittait pas d'une semelle suivant les recommandations de nos parents. Mais tu étais si jolie que bientôt un garçon est venu t'inviter à danser. Tu as refusé énergiquement. Tu devais penser à ton Pepito, ton amoureux resté en Espagne en attendant la possibilité de venir te rejoindre. Une fois Pepito arrivé à Fraisans chez l 'oncle Henri, votre petite famille prendra le train pour le retrouver. J'étais heureuse pour toi car je savais que l'homme de ta vie t'attendait. Mes parents auraient bien voulu que vous vous installiez près de chez nous. Mais en Franche Comté, c'était plus facile de trouver du travail.
Cependant , nous nous reverrons bientôt. En septembre, vous viendrez faire les vendanges au mas des Trois Fontaines dans un petit village voisin. De longues journées de travail harassant pour vous, la reprise des cours au lycée pour moi, nous empêchaient de nous voir souvent.
Les événement de la vie, la distance nous ont bien souvent séparées mais j'ai toujours gardé intactes en moi et encore aujourd'hui, soixante ans après, cette forte émotion et cette immense joie que j'ai éprouvées ce jour de février 1951 où toi, ma cousine préférée, tu es arrivée à Comps.
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Mais il a fallu repartir, car pour que nos papiers soient en règle, nous devions nous présenter à la mairie de Fraisans et papa devait travailler pour gagner de l'argent. Et me revoilà dans le train, à regarder le paysage défiler, tout en pensant à plein de choses et surtout à Pepito. Je lui ai envoyé une lettre depuis Remoulins pour lui raconter notre premier séjour en France et je lui ai dit combien il me manquait. Puis nous avons changé de train à Lyon.
« C’est une très grande ville. Le nom se prononce en français comme celui de l’animal, lion », a dit mon père.
J’ai essayé de le prononcer en français, mais papa s’est mis à rire.
« Si tu dis lionne, c’est la femelle du lion », m’a t-il dit.
Et il riait de plus belle, bientôt accompagné par Carmencita et maman. C’était sûrement nerveux, mais je n’aime pas qu’on se moque de moi. Alors, j’ai fait la tête, tout en essayant mentalement de prononcer le on. Il faut que je m'entraîne à bien prononcer le français, au moins aussi bien que Pepito, même s'il n'arrive pas à ne pas rouler le r, alors que moi, j'y arrive déjà. Il m’a dit que c’était plus facile de prononcer le français pour ceux qui parlent valencien, car il y a beaucoup de mots et de sons qui se ressemblent.
Maintenant, nous traversons des champs labourés à perte de vue. On voit aussi de jolies maisons en briques et bois mélangés, avec un grand avant-toit où sèche du maïs. Et plein de poules qui picorent dans les champs. La France doit être un pays prospère, avec toutes ces cultures. Pas comme chez nous où tout et sec et rien ne pousse si on n’irrigue pas. Heureusement, nous avons la source de la Font del Moli qui alimente tout un réseau de canaux d’irrigation. Il paraît qu’ils existent depuis l’époque arabe et que c’est même eux qui on inventé l’irrigation. J’ai appris ça à l’école. La maîtresse nous a dit que l’asequia qui désigne le canal d’irrigation se dit pareil en arabe. Beaucoup de mots castillans viennent de l’arabe, et presque tous les mots avec una jota comme mujer. Mais moi, je préfère dire dona ou dama en valencien, c’est plus joli. Grâce à l’irrigation, on peut tout cultiver, surtout les oranges et les légumes, mais cela ne suffit pas pour vivre. Dès qu’on quitte le village, il n’y a plus que les oliviers qui poussent et il en faut beaucoup pour pouvoir vendre son huile. Hum ! Je repense aux beignets de tía Guadalupe, bien sucrés avec ce goût un peu piquant de l’huile d’olive à la fin de la jarre. Et quand il n’y avait plus d’huile, elle faisait du savon avec ce qu’il restait au fond. Rien ne se perdait ! Cela me donne faim. Est-ce qu’on va bientôt arriver ?
Le train commence à traverser une forêt. C’est triste, tous ces arbres sans feuilles et ces pins vert-foncé, pointus et touffus, que papa appelle des sapins. Il m’a dit qu’on les mettait dans les maisons pour Noël et qu’on plaçait les cadeaux dessous. C’est bizarre ! Chez nous, on distribue les cadeaux le jour des Rois. Cela me paraît plus normal puisque ce sont les Rois Mages qui ont apporté les cadeaux pour le petit Jésus. Je connais même leur nom : Gaspar, Melchior et Balthazar. Au village, le six janvier, trois hommes se déguisent en Rois Mages. L'un est grimé en roi africain, le second déguisé en maure et le troisième a une longue barbe blanche et s'appuie sur un long bâton. Ils ont des hottes et déposent les cadeaux que les enfants ont commandés sur le balcon de chaque maison.. Je connais bien l’histoire de Jésus que j’ai apprise au catéchisme. Nous sommes très croyants dans la famille et dans tout le village. Et lorsque les rouges ont saccagé la chapelle pendant la guerre civile et qu'ils ont jeté la statue de Sant Bartolomeu, notre saint protecteur, en bas de la colline, les femmes sont allées ramasser les morceaux. C’est tía Guadalupe qui me l’a raconté, car elle a aidé à recoller les morceaux de la statue. Il n’y a qu’un petit doigt qu’elles n’ont pas retrouvé et on voit bien qu’il lui manque lorsqu’on le regarde passer le jour de la procession. La religion a beaucoup d'importance en Espagne. Toutes les femmes de la famille portent un prénom se rapportant à la Vierge. Il y a Mercedes, Carmen, Dolorès, Gracia et moi je m’appelle Maria mais on dit toujours Maruja, c’est un diminutif, comme Carmencita ma sœur et Loli ma cousine. Et mon fiancé s’appelle Joseph, mais on l’appelle Pepito. Si j’ai une fille, j’aimerais bien l’appeler Milagro ou Pilar, mais je ne crois pas que j'appellerai mon fils Jésus. On ne peut se marier qu'à l'église et il est interdit de divorcer. Les gens qui ne vont pas à la messe le dimanche sont mal vus. Mais tout le monde sait que beaucoup se forcent à y aller, simplement pour ne pas se faire remarquer, comme papa qui n'est pas très croyant et qui m'a raconté que les curés et les évêques étaient tous pour Franco. C'est pour ça que les anarchistes s'en sont pris aux églises. Mais Dieu et Jésus n'y étaient pour rien, dans leurs histoires de politique !
« Cette fois-ci, nous sommes bientôt arrivés », a dit papa, me tirant brusquement de ma rêverie.
J’ai hâte de voir la ville de tío Enrique où nous allons nous installer sûrement pour pas mal de temps. Il a écrit dans ses lettres que la ville est construite au bord d’une grande rivière et à côté d’une immense forêt où l’on peut apercevoir des cerfs et cueillir des champignons. Il a dit aussi qu’il peut faire très froid et qu’il tombe souvent de la neige en hiver. Peut-être y en aura t’il encore lorsque nous arriverons. J’aimerai bien marcher dans la neige. J’en ai déjà vu depuis le village sur le sommet des montagnes, mais quand il y en a partout, cela doit être très beau. Mais je ne croyais pas si bien dire : j’aperçois des taches blanches dans les champs !
« Mamita, Carmencita, regardez ! Il y de la neige.»
Mais Carmencita fait la trogne. Elle dit que ça ne lui plait pas, ici, et qu’elle préfère son pays. Papa a commencé à descendre les bagages rangés au-dessus des sièges et mon cœur s’est mis à battre de plus en plus vite. Puis le train a ralentit. "Nous y sommes" a crié papa au moment où le train stoppait et que l'on annonçait dans le haut-parleur :
« Ranchot, trois minutes d’arrêt. »
Nous étions les seuls à descendre et nous nous pressions de peur que le train ne reparte avant que nous ne soyons tous descendus. La gare était toute petite et il faisait un froid terrible, avec une petite couche de neige gelée sur les quais. J'ai vu de l’autre côté des rails quelqu’un qui nous appelait en faisant de grands signes. Enrique ! cria mon père. Il voulut traverser la voie pour le rejoindre, mais le chef de gare lui dit qu’il devait prendre le passage souterrain. Ils sont aussi sévères qu’en Espagne pensai-je. Tio Enrique nous serra tous dans ses bras l’un après l’autre, souleva même Carmencita qui était légère comme une plume parce qu’elle ne mangeait rien et me dit que j'étais « une belle et grande fille. » J'eus envie de lui répondre que c’était parce que moi, je me forçais à manger le pain de maïs, même si je ne l’aimais pas, mais je me suis contentée de sourire. Enrique, dont je n’avais que des souvenirs lointains, était un bel homme, grand avec des cheveux bruns, alors que mon père était plutôt châtain comme moi, et surtout, il était très bien habillé, portant une jolie veste en velours sur une chemise blanche et un pantalon fait dans du tissu qui devait coûter cher. On devait bien gagner sa vie, en France. Et j’imaginais déjà Pepito quand il pourrait porter de si beaux habits. Enrique, qui n’avait pas de voiture, avait demandé à un ami pour venir en voiture, car Fraisans était à quelques kilomètres, et nous sommes tous montés dedans en nous serrant. Depuis la route qui descendait vers la rivière, nous vîmes bientôt surgir d’immenses cheminées en briques.
« Ce sont les anciennes forges, dit tio Enrique. Elles sont maintenant fermées, mais les maisons des ouvriers sont encore habitées. C'est là que vous serez logés. Ce n’est pas bien grand, mais c’est un endroit agréable. Il y a des petits jardinets devant les maisons. On peut planter des fleurs et avoir quelques légumes. »
La voiture a stoppé devant l’une des petites maisons mitoyennes qui se ressemblaient toutes et tio Enrique est descendu de la voiture pour aller ouvrir la porte. Un voisin est sorti pour nous regarder et a dit bonjour. Il semblait âgé, était vêtu d'une veste et d'un pantalon de toile bleue et portait une casquette sur la tête. Un ancien ouvrier des forges, ai-je pensé. J'ai regardé Carmencita, qui avait une tête toujours aussi renfrognée, l'estomac un peu noué moi aussi. Il faut dire que c'était plutôt tristounet, toutes ces maisons grises un peu décrépies avec des volets verts, des jardinets clôturés recouverts de neige sale où perçaient parfois quelques poireaux ou bien dans lesquels un chien sortait de sa niche pour aboyer. Et le froid humide qui nous a enveloppés quand nous sommes entrés dans la maison n'a rien arrangé. Un corridor à l'entrée donnait sur une grande cuisine où trônait un énorme poêle à bois. Un évier émaillé et un fourneau garnissaient le mur du fond et l'ameublement se résumait en un buffet bas, une table en bois et quatre chaises. Deux portes ouvraient sur les chambres, une pour les parents et l'autre pour les enfants. Nous avons ouvert la valise sur le lit et rangé nos maigres affaires dans la commode sans dire un mot. Pour me réconforter, je me suis dit que, quand Joseph arriverait, que nous nous marierons et que nous aurons un peu d'argent, il nous faudra trouver un petit nid d’amour pour rien que nous deux. L'oncle Henri avait allumé le feu et chargé du bois dans le poêle, puis, sans oublier de laisser les portes des chambres ouvertes pour qu'elles soient chauffées, nous avons accompagné Enrique pour qu'il nous présente sa femme Henriette que je n'avais jamais vue. Elle n’était pas très grande, avec des cheveux châtains bouclés, et portait des lunettes. Elle ne parlait pas espagnol puisque c’était une fille du village que mon oncle avait épousée. Je lui répondit fièrement bonjour en français lorsqu’elle m’embrassa. Elle rit en me disant que je parlais déjà très bien français, mais elle n’avait pas su prononcer mon prénom qu’elle avait transformé en Maloura. Alors, je lui ai dit qu'elle pouvait m'appeler Malou, puisque c'est déjà ainsi que l'on m'appelait à Remoulins. Ils habitaient un bel appartement juste au-dessus de la boulangerie et nous sommes restés le soir pour manger. Elle avait préparé un rôti de porc avec des pommes de terre, mais je me suis surtout régalée avec le dessert qui était un gâteau à l'ananas venant de la boulangerie juste en dessous. Nous sommes allés nous coucher tôt et nous nous sommes réveillées frigorifiées le lendemain. Le poêle s'était éteint et nous avons dû tout de suite nous habiller pour ne pas mourir de froid. Carmencita rouspétait en disant qu'elle ne se ferait jamais à ce bled, et moi j'avais aussi un peu l'ennui du pays, mais maman nous a réconfortées, en nous racontant comment cela avait été dur pour elle aussi, la première fois où elle était venue en France avec papa. Elle était allée acheter du bon pain blanc à la boulangerie pour faire des tartines avec du beurre et cela nous a tout de suite remonté le moral. Puis nous sommes allées nous promener dans la ville.
Fraisans est un petit bourg assez animé et je m'y suis tout de suite plu. Bien-sûr, ce n'est pas comme en Espagne où tous les gens sortent le soir pour se promener et où les femmes s'assoient sur une petite chaise en paille pour discuter en regardant les gens passer, mais dans les cités, tous les gens sont gentils avec nous et serviables. Et j'aime bien aller faire les courses le matin avec maman et tata Henriette (les Français disent tata, c'est drôle !) Carmencita va à l'école, mais elle ne s'y plait pas et pleure souvent le soir en disant que les autres enfants se moquent d'elle parce qu'elle ne comprend rien et que la maîtresse est sévère. Elle lui fait parfois copier cinq-cents fois des sons qu'elle ne sait pas prononcer, comme par exemple le son eu. Papa a tout de suite trouvé du travail dans l'entreprise où travaille l'oncle Henri. Il casse des cailloux pour construire les routes. Heureusement qu'il commence à faire moins froid que lorsque nous sommes arrivés, mais il pleut souvent. Moi, ça ne me dérange pas trop, mais Carmencita n'arrête pas de dire qu'elle ne se plait pas ici, qu'elle n'aime pas le froid et la pluie. Mais c'est le samedi soir que je préfère. Nous nous retrouvons avec tous les Espagnols du village, dont un groupe de jeunes qui s'appellent Los Filipinos, et nous passons la soirée à chanter des chansons espagnoles. Je suis heureuse, mais je le serai encore plus quand mon Pepito sera ici avec moi.
*
C'est la catastrophe, l'horreur, la fin du monde pour moi ! Papa s'est renseigné à la mairie et on lui a dit que l'administration ne pouvait pas délivrer de certificat d'hébergement pour Joseph car nous ne sommes pas mariés. Je suis effondrée et n'arrête pas de pleurer. Que vais-je faire ? S'il passe clandestinement la frontière, il risque de se faire prendre et de se retrouver en prison, comme il y a deux ans. Mais qu’est-ce que je vais devenir ? Me marier avec Pepito et fonder une famille, c’est le destin que j’ai choisi. Je n’en veux aucun autre. Je ne veux pas m’installer en France sans lui. Et pour y faire quoi ? Travailler en usine comme ma cousine Mercedes et m’occuper de mes parents quand ils seront vieux ? Je préfère encore retourner en Espagne pour le retrouver. Nous arriverons bien à nous débrouiller. Je reprendrai mes études pour être institutrice et lui, il pourrait entrer dans la police, comme son frère André. Mais il est trop gentil, il ne voudrait pas tirer sur les gens. Non, je le verrais mieux comme employé municipal. Mais ce n’est pas sûr qu’ils voudraient de lui, car il faut être dans les petits papiers du maire et sa famille n’est pas bien vue, car ils sont partis en France pour fuir Franco, et il a fait de la prison pour avoir essayé de passer clandestinement en France avec son père il y a quelques années. Et moi d’ailleurs, ne serai-je pas mal considérée parce que ma famille est partie et que j’ai un oncle qui était rouge ? Nous serions sûrement forcés de quitter le village. Mais finalement, cela me plairait bien d’habiter une grand ville comme Valence ou Barcelone. Pepito pourrait travailler comme garçon de café ou dans une gare, un garage ou construire des immeubles, je ne sais pas moi, mais il finirait bien par trouver un travail pas trop mal payé. Et nous pourrions sortir le soir, aller au cinéma… J’ai mal à la tête à force de réfléchir à tout ça, et les yeux rouges à force de pleurer. De toute façon, il m’est impossible des retourner en Espagne tout de suite et seule, car je suis encore mineure. Je suis forcée d’attendre, mais mes parents cherchent des solutions pour que Pepito puisse venir. Miguel, l'un des Filipinos, m'a dit qu'il pouvait demander le statut de réfugié politique pour avoir des papiers en France, mais il faut qu'il passe la frontière clandestinement. C'est ce que Miguel a fait, et la personne qui l'a aidé à passer pourrait certainement aider Joseph aussi. Il faut que je lui écrive pour lui dire tout ça. Mais, mon Dieu, j'ai tellement peur qu'il lui arrive quelque chose ! Je m'en voudrais toute ma vie.