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De l'Espagne à la France, la force de l'amour

27 octobre 2012

Retour au village

La Traction était assez grande pour contenir la petite famille de Joseph, son épouse et leurs deux enfants, mais aussi les parents  et la sœur de Malou qui habitaient encore Fraisans. La petite Carmencita avait bien changée depuis son départ d’Espagne. Agée maintenant de vingt ans, elle était devenue une grande et belle femme, et parlait parfaitement le français sans la moindre accent. A la fin du collège, comme ses parents ne pouvaient pas lui payer des études, elle avait commencé à travailler dans une usine de confection de vêtements à Besançon. Chaque matin, elle prenait le train pour ne revenir que le soir. Elle dépensait peu et économisait la plus grande partie de son salaire, au point que parfois, elle allait prendre le train à une gare plus éloignée pour économiser sur le billet de train. Car son rêve, qui devint bien vite une obsession, était de retourner vivre en Espagne. Elle n’avait jamais pu s’adapter au climat froid d et pluvieux de la Franche-Comté et les longues périodes hivernales la rendait dépressive et malheureuse. Elle rêvait alors de son cher soleil espagnol qui lui avait tant réchauffé le corps et cœur quand elle était petite. Elle rêvait de l’eau de la source dévalant les rigoles d’irrigation pour venir inonder les vergers et faire grossir les fruits dont elle se délectait avec gourmandise, au point qu’ils étaient devenus sa principale source d’alimentation.  Elle se rappelait ses jeux d’enfant et les courses folles avec ses copines dans les petits sentiers qui séparaient les vergers, courant pieds nus dans l’eau glacée des aseqias ou s’éclaboussant dans les bassins ou les fontaines.

 Elle avait retrouvé cette joie de vivre lorsqu’elle était retournée dans son village natal cinq ans auparavant,  avec son oncle Henri et sa tante Henriette.  Elle avait alors quinze ans et personne ne l’avait reconnue tellement elle avait grandi.  Elle n’était plus la petite gamine maigrichonne « que no mangia res », que ses tantes et les villageois avaient connue. Il faut dire qu’elle mangeait avec appétit depuis son arrivée en France, raffolant du bon pain  blanc, tartiné de beurre le matin ou trempé à toutes les sauces le midi ou le soir. Son retour au village lui avait procuré un bonheur intense. Tout le monde lui faisait des compliments sur sa beauté, ses jupes et ses chaussures de magazines de mode. Les garçons du village avaient commencé à la regarder d’une autre façon. Elle s’était enfin sentie devenir femme. Mais ce qu’elle avait le plus apprécié fut de retrouver son cher soleil qui lui brûlait la peau sur la plage, qui la faisait transpirer le jour et la nuit et lui donnait envie de passer ses journées à la mer, de boire de la citronnade jusqu’à plus soif, des glaces jusqu’à l’écœurement.  Elle s’était alors juré de revenir en Espagne dès qu’elle le pourrait et dès que ses économies seraient suffisantes.

 

La veille et le jour  du départ pour l’Espagne, l’agitation était à son comble. Joseph et Malou avaient prévu de partir dans la soirée, pour que les enfants puissent dormir dans la voiture. Malou et sa mère avaient préparé un grand panier rempli de provisions pour au moins trois repas, pendant que Joseph vérifiait la voiture et s’informait du trajet auprès de son oncle Henri, en consultant des cartes et supputant les  éventuelles tracasseries susceptibles de leur arriver. Quoiqu’il eût ses papiers en règle, Joseph redoutait le passage de la frontière, gardant encore le souvenir cuisant de sa première tentative malheureuse qui l’avait conduit en prison avec son père et son frère. Il était tout de même venu clandestinement en France et le statut de réfugié politique qu’il avait obtenu n’allait-il pas lui causer des ennuis ? Il n’avait certainement pas été fiché comme rouge ou communiste, mais allez savoir, avec la garde civile. Lorsqu’on était entre ses griffes, on ne savait jamais comment cela allait finir.

Enfin l’heure du départ arriva. Malou s’installa sur le siège avant, avec la petite Liliane assise sur ses genoux. Toni, Carmen et Carmencita sur la banquette arrière, avec Alain assis sur les genoux de sa grand-mère. Enfin Joseph monta s’asseoir à la place du conducteur après avoir embrassé son oncle et sa tante. Il démarra le moteur, un peu embarrassé devant toute la famille qui le regardait. Il fit demi-tour sue la rue et prit la direction du pont, pendant que Henri et sa femme les saluaient une dernière fois.

 

Le voyage fut long et éprouvant, Joseph avait conduit toute la nuit, ne s'arrêtant que pour faire le plein de carburant. Ils avaient passé la frontière du Perthus au petit matin. Joseph eut un moment de panique lorsqu’il avait vu le douanier s’approcher. Mais celui-ci avait vérifié les papiers d’un œil fatigué, avait regardé dans la voiture où tout le monde dormait ou faisait semblant. Il leur avait demandé où ils allaient et pour combien de temps et Joseph lui avait humblement répondu. Alors il avait fait signe de passer. Malou avait alors poussé un cri de joie en annonçant : « ça y est, nous sommes en Espagne ! »

 Joseph arrêta la voiture à la Jonquera, pour goûter le bonheur de fouler à nouveau la terre d’Espagne et prendre leur petit déjeuner. Assis au bord de la route, ils savourèrent la coca, les œufs durs et le melon, écoutant le récit de Joseph qui revivait son passage clandestin de la frontière sept années auparavant. Et Malou ne put retenir une petite larme en repensant à cet acte d’amour  que son Pepito lui avait offert en prenant de tels risques pour la retrouver.

Mais le trajet qui leur restait était encore  aussi long que celui qu’ils avaient parcouru et les routes d’Espagne, mal entretenues, pleines de nids de poules, de virages et de camions crachant de la fumée noire les attendaient.  Joseph, pressé d’arriver, prenait des risques en doublant les camions et subissait les remontrances de Malou, fatiguée du voyage et de l’agitation des enfants. La traversée de Valence fut épouvantable, à cause du trafic et du manque de panneaux indiquant les directions. Puis vint le tout de la partie montagneuse du parcours qui enchaînait les virages jusqu’à  Calpe et son fameux rocher, el Pinon d’Ifach. Joseph et Malou retinrent alors leur respiration, car ils savaient qu’après le dernier virage de la route en corniche, ils pourraient apercevoir enfin leur chère montagne en forme de cloche, el Puig Campana. C’était la fin de l’après-midi et le voyage avait duré près de vingt-quatre heures.

Toute la famille sortit alors de sa torpeur. Malou disait sa hâte de revoir ses tantes, sa sœur de marcher sur la plage, leur père montrait à son petit-fils les pentes de la montagne où il emmenait ses chèvres et fabriquait le charbon de bois, tandis que sa femme Carmen retenait ses larmes. Joseph, quant à lui, pensait à ses parents qu’il allait revoir. Comment allait-il les retrouver ? Son père aurait certainement les cheveux plus blancs et sa mère le visage encore plus buriné par les rides. Mais il savait qu’ils étaient en bonne santé par les nouvelles qu’il avait reçues. Joseph était aussi heureux et fier de pouvoir montrer à ses parents qu’il avait réussi, grâce à son courage, son endurance et ses qualités humaines, mais surtout grâce à leur amour, l’éducation qu’ils lui avait donnée et tous les sacrifices qu’ils avaient faits. Il ne manquerait pas de leur montrer sa reconnaissance et de les aider autant qu’il le pourrait pour qu’ils puissent dignement profiter de leurs vieux jours. Et dans la poussière et les nids de poule du chemin qui menait à Finestrat, il repensa à tous ces cailloux qu'il avait si durement concassés et entassés pour  empierrer les routes de Franche-Comté, quand la plupart de celles de son pays n’étaient encore pas carrossables.

 Leur cœur battait très fort lorsqu'ils aperçurent le clocher de l'église et leur cher village perché sur son éperon rocheux. Comme  était somptueux, lové au pied de la montagne majestueuse, avec son pic troué d’une grande encoche carrée comme une fenêtre, qui avait peut-être donné son nom au village. Joseph eut un petit coup au cœur en revoyant la maison où avait vécu son père, à l’entrée du village, Puis ils s’engagèrent dans la rue principale, encore déserte à cette heure de la journée où la chaleur était encore écrasante. La rue ne s’animerait qu’au crépuscule, lorsque les femmes sortiraient leur petite chaise en paille pour prendre le frais devant leur porte et bavarder avec les voisines, quand les enfants se mettraient à jouer et chahuter, quand les vieux taperaient leurs dominos sur les tables en bois, que les hommes se retrouveraient au bar pour jouer aux cartes et discuter des nouvelles de la journée et quand les filles se promèneraient  en espérant se faire admirer des garçons.

 Ils garèrent la traction sur la place de l’église et descendirent la rue où se trouvait la maison de famille du père de Malou. Les deux sœurs de Toni, Guadalupe et Mercédès, qui ne s’étaient jamais mariées, y vivaient encore.  C’est là qu’ils logeraient pour la durée des vacances. Toni alla frapper et Guadalupe vint lui ouvrir. C’était une femme de belle prestance, grande et fine, l’air sévère avec des yeux perçants qui intimidaient. Elle était vêtue de noir, comme le voulait la  stricte tradition pour les filles, de porter le deuil de leurs parents toute leur vie. Le plus surprenant était sa coupe de cheveux à la garçonne, très inhabituelle chez les femmes espagnoles de l’époque. L’explication était étonnante. Mercédès, sa sœur aînée, avait eu une grave maladie des yeux qui risquait de lui faire perdre la vue. Guadalupe, très croyante, aurait alors fait le vœu devant la vierge que, si sa  sœur retrouvait la vue, elle ne se marierait jamais. Le miracle fut en partie exaucé car Mercédès retrouva partiellement la vue. Elle décida donc de s’occuper de sa sœur qui ne pouvait plus se débrouiller seule. Et pour ne pas être désirée des garçons ou leur montrer qu’elle n’était pas disponible, elle se coupa les cheveux. Elle se mit alors à travailler comme un homme pour subvenir à ses besoins et ceux de sa sœur, grâce à son jardin, son poulailler et ses oliviers.

Lorsqu’elle ouvrit la porte et vit son frère, sa belle-sœur et ses nièces, sa joie fut immense. Il faut dire qu’ils étaient pour ainsi dire sa seule et vraie famille. Elle s’était tellement occupée de ses nièces lorsqu’elles étaient petites, pour soulager la peine de sa belle-sœur qui partait souvent rejoindre son mari dans la montagne pour garder les chèvres, quand celui-ci était occupé à faire du charbon de bois.

Malou embrassa et étreignit un long moment sa chère tante, puis lui présenta ses enfants, tout intimidés par cette vieille tante dont ils avaient tant entendu parler. La petite Liliane s’accrochait à la jupe de sa mère et eut bien du mal à l’embrasser. Elle ne réussit pas à prononcer le prénom de sa tata qu’elle déforma en « poupou », surnom qui lui restera. Mais Liliane fut encore bien plus intimidée en apercevant la tata Mercédès qui avait  surgi de la pénombre comme une louve de sa tanière. Plus petite et plus enrobée que sa sœur cadette, elle paraissait moins sévère, mais faisait impression avec ses grosses lunettes noires qui lui cachaient les yeux.  

 Et la maison était à l’image des deux sœurs, étrange et un peu effrayante. Une odeur de renfermé et de caroubes saisissaient violemment les narines en pénétrant dans le hall d’entrée. Quelques marches carrelées permettaient d’accéder au logis, tandis qu’une petite porte attenante, en contre-bas, ouvrait sur la remise et l’étable. Une obscurité presque totale régnait dans la cuisine, meublée d’une table, de quatre chaises et d’un meuble de cuisine. Une petite cheminée en brique laissait passer un petit courant d’air chargé d’odeur de suie. Au fond, une fenêtre donnait sur une  cour minuscule creusée dans la roche, où piaillaient quelques poules. Sur le côté une cage d’escalier montait aux chambres à l’étage et une pièce ouverte servait de salon ou de chambre d’appoint. C’est là que dormiraient Malou, Joseph et leurs enfants, tandis que Toni, Carmen et leur fille occuperaient la chambre de Guadalupe à l’étage. Être entassé à huit sur si peu d’espace n’était pas un problème pour eux. Ils avaient connu bien pire. Et la maison  où Malou avait grandi avec sa sœur et ses parents, était encore beaucoup plus petite, sans eau courante ni commodités sanitaires et ne possédant qu’une seule chambre. Inhabitée  depuis sept ans, elle s’était aussi fortement dégradée. Toni allait profiter de ses vacances pour la remettre en état.

 

Joseph trépignait de revoir ses parents et abrégea la discussion avec les tantes, qui promettait d’être interminable. Le cœur battant, il descendit la rue qui menait à la maison où il avait passé une partie de son adolescence, accompagné de sa femme et ses enfants qui allaient enfin faire la connaissance de  leurs grands-parents paternels, leurs yayo et  yaya de Finestrat. Ils étaient assis devant leur porte, paraissant les attendre, certainement déjà prévenus de leur arrivée. Les   nouvelles se repandaient si vite dans un petit village. Jaume et Remedios se levèrent pour embrasser leur fils et son épouse, émus et fiers de revoir leur deuxième fils, devenu un señorito, et formant un si beau couple avec la pette Majura, la gamine d’en face qui était devenue une vraie dame, joliment coiffée et apprêtée. Et qu’ils avaient de beaux enfants. Ah ? Ils ne parlaient pas valencien ?

« Comment tu t’appelles » avait demandé Rémédios à sa petite fille, fière de lui montrer qu’elle connaissait le français. « Liliana ». Que c’est joli ! Et toi, tu t’appelles Alain ?...

Joseph qui discutait avec son père regardait du coin de l’œil et avec amour, sa mère qui paraissait si heureuse et joyeuse de parler avec ses petits-enfants, elle qui avait toujours eut tant de mal  à se laisser aller à des épanchements de tendresse.

 

 Lorsqu’ils remontèrent une bonne heure plus tard vers la place de l’église, pour aller vider le coffre de la traction, le jour commençait à décliner, heure où les villageois se mettaient à sortir pour prendre le frais. Des gamins étaient attroupés autour de la Citroën noire, admirant les formes et les chromes de la voiture française, Des passants, reconnaissant la famille, s’arrêtaient pour les saluer et ils eurent bien du mal à regagner la maison des tantes qui les attendaient pour manger le puchero.

 

Ce retour au pays leur laissa un souvenir inoubliable. Le souvenir de leurs premières vraies vacances, mais surtout celui d’avoir vu leur village et leur pays avec un regard différent. Un regard qui n’était pas tout à fait celui de touristes ou d’étrangers en voyage, mais un regard objectif, tout simplement, hors du contexte de la misère et du franquisme, pourtant encore si présents l’une et l’autre. Ils réalisèrent vraiment combien leur village était splendide, petit îlot blanc entouré de verdure,  avec le bleu de la mer au loin et la montagne, si proche, si majestueuse, elle qui avait été pourtant si cruelle avec eux.

 

Pour Malou, ce fut d’abord le souvenir de son premier petit déjeuner dans la maison de ses tantes. Lorsqu’elle fut réveillée par la lumière du matin, le caquètement des poules et le choc des casseroles qui venait de la cuisine, elle avait senti immédiatement l’odeur caractéristique du café-chicorée que sa tante préparait le matin, en se servant d’une chaussette en guise de filtre.  Elle s’était revue petite fille, lorsqu’elle dormait chez sa tia Guadalupe dans cette même chambre, les jours où ses parents partaient garder les chèvres dans la montagne. Sa tante la réveillait pour aller à l’école, et elle profitait des délicieuses minutes qui lui restaient pour flemmarder encore un peu dans la chaleur des draps,  pendant que sa tata préparait le café et la grosse tartine de pain imbibée d’huile d’olive et saupoudrée de sucre. Joseph dormait encore, épuisé par le voyage, ainsi que les enfants dans leurs petits lits. Elle s’était levée tout doucement pour ne pas les réveiller et s’était dirigée vers la cuisine. Sa mère et ses tantes étaient attablées devant leur petit déjeuner, parlant à voix basse. Son père, toujours très matinal, était sans doute déjà parti se promener dans les champs ou dans sa maison pour commencer à la nettoyer. Elle avait embrassé tout le monde et s’était assise à côté de Guadalupe qui lui avait fait des compliments sur sa beauté, puis s’était levée pour aller lui chercher un bol en faïence blanche qu’elle avait rempli de café-chicorée. Puis elle avait coupé une large tartine, l’avait aspergé d’huile, puis s’était arrêtée brusquement.

« En France, tu prends peut-être tes tartines avec du beurre. Excuse-moi, mais je n’en n’ai pas », avait-elle dit avec une pointe d’ironie.

« Oui, mais le beurre ne coûte rien, là-bas. Il y a des vaches partout et on ne trouve pas d’huile d’olive. Mais je veux bien de la confiture de figues, car en France elle est très chère», avait répondu Malou avec l’assurance que son statut de mère de deux enfants lui permettait, entraînant un fou rire général. 

Malou connut évidemment aussi d’autres moments riches en émotion, tel celui de revoir sa maison natale que son père retapait avec amour pour y passer sa retraite, ou encore en passant devant la salle de cinéma où son père projetait les films américains et jouait de l’accordéon pour animer le bal. C’est là qu’elle avait serré Joseph dans ses bras pour la première fois !

 

Quant à Joseph, son meilleur souvenir fut d’accompagner son père pour irriguer son jardin, refaire les murets, tailler les arbres, brûler les branches et manger les prunes ou les pêches bien mûres. Et de voir sa mère préparer la paella, comme d’antan, mais avec plus de viande, grâce à la contribution financière qu’il leur avait apportée. Et de retrouver ses anciens copains le soir pour jouer aux cartes ou aux dominos dans l’un des bars du village.

 

Et pour Carmencita, que maintenant on appelait Carmen, ce fut bien-sûr de retrouver sa chère plage de la Cala et de se faire dorer par son cher soleil. Et de retrouver ses copines pour se promener dans la rue, toute fière avec ses beaux habits de française.

 

Pour les enfants, les souvenirs furent multiples, associés à des plaisirs des sens : voir la mer pour la première fois, et le sable de la plage si étrangement fin, qu’ils pouvaient modeler à n’en plus finir. Et le bleu du ciel, la chaleur écrasante, le goût des figues et des amandes fraîches, l’odeur sucrée des caroubiers et celle, entêtante, du jasmin ou de la belle de nuit. Et de pouvoir jouer dans la rue jusqu’à point d’heure, en toute liberté. Et de voir tant de gens se promener le soir dans la rue, ou assis sur leur chaise. De les voir s’arrêter devant la maison pour les saluer, les câliner ou les complimenter avec leur langage chatoyant. Et de partir en voiture se promener dans les montagnes aux formes et aux couleurs étranges, de s’arrêter pour courir dans les champs avec leur terre labourée, blanche et fine comme du sable, ou bien rouge et dure comme du caillou, avec, sur les pentes, ces buissons de cactus aux fruits si attirants, mais aux épines redoutables.  

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27 octobre 2012

Les retrouvailles

Les retrouvailles

 

Toute la famille était à table quand Joseph est arrivé à Fraisans. Il n'avait évidemment pu prévenir personne de son arrivée et, venu à pied depuis la gare de Ranchot, il avait plusieurs fois demandé son chemin. Il s'était un instant arrêté sur le pont qui traverse le Doubs, charriant beaucoup d'eau en cette période de printemps, et avait contemplé la bourgade située sur l'autre rive, blottie entre la rivière et une grande forêt dont on ne voyait pas la fin. Un petit château dominait la ville, sans doute la demeure du propriétaire des usines qui s'étiraient le long de la rivière. Elles semblaient désaffectées car aucune fumée ne sortait des cheminées et on entendait aucun bruit de machines à l'intérieur. Une jolie petite ville qui semblait prospère et tranquille et où se trouvait sa chérie qui l'attendait. Il n'eut aucun mal à repérer les cités, ces petites maisons construites pour les ouvriers à proximité des usines. Heureusement que Maruja lui avait indiqué dans sa dernière lettre le numéro de  la maison, car elles étaient toutes identiques. Il prit soin tout de même de regarder le nom sur la boite à lettres. C'était bien la maison où vivait la famille Ortuño. Son cœur battait la chamade et il dût se faire violence pour aller frapper à la porte. C'est Carmen, la mère de Maruja qui vint lui ouvrir. Elle le prit dans ses bras en répétant : 

- Tu as réussi ! Tu as réussi à passer ! C'est un miracle ! Merci Mon Dieu !

Maruja s'était précipitée et pleurait de toutes ses larmes. Mais elle restait figée devant la porte à la fois par pudeur devant sa mère et aussi parce que l'émotion la paralysait.

- Alors vas-y ! Prends-le dans tes bras ! Qu'est-ce que tu attends ? Dit sa mère.

Ils restèrent longtemps enlacés jusqu'à ce que Carmen les appelât pour finir le repas. Les trois femmes se turent en attendant que Joseph, affamé, eut terminé son assiette, puis pressées par l'impatience, elles le bombardèrent de questions aussitôt que sa tasse de café fut posée sur la table. Il raconta tout, depuis son labeur dans la carrière de pierres de Figueras jusqu'à l'arrivée à Perpignan, dans cet endroit si insolite qu'il nomma pudiquement de maison de tolérance, en insistant évidemment sur le rôle de tous ceux qui l'avaient soutenu et aidé. Sa mère la première, mais aussi l'hôtelière de Las Ilias, le chauffeur de taxi et la merveilleuse tante de Miguel, qui méritait mieux le surnom de mère-bonté que de mère-maquerelle.

  - Le jour où nous retournerons en Espagne la tête haute et les poches pleines, affirma t'il, je veux que nous nous arrêtions à Perpignan pour la remercier encore, la brave femme. Et je veux lui envoyer un mandat pour la rembourser le plus vite possible, dès que j'aurai de l'argent.

Et c'est Enrique le lendemain qui lui prêta les deux cents francs, qu'il s'empressa d'envoyer à sa bienfaitrice en mandat postal.

 

Après le long récit des ses pérégrinations, voyant qu'il était épuisé, Carmen insista, malgré ses protestations, pour qu'il fasse une bonne sieste réparatrice jusqu'à ce que Toni rentrât de son travail.

Le père de Majura, dès le surlendemain de son arrivée, avait commencé à travailler dans l'entreprise où était employé Enrique. Son travail consistait à casser avec une masse des blocs de pierres qu'un camion amenait pour en faire des cailloux à peu près calibrés, puis de les disposer en ligne le long d'une route pour qu'ils y soient ensuite étalés avec une fourche. Il était payé au nombre de mètres cube qu'il pouvait abattre en une journée, le mètre cube se mesurant selon une longueur étendue de trois mètres sur une largeur de cinquante centimètres. Antonio qui était une force de la nature et avait acquis un entraînement physique de première classe en arrachant des racines dans la montagne pour en faire du charbon de bois, étonnait tout le monde par sa rapidité et son adresse, parvenant à casser au moins six mètres cube par jour. Mais il avait appris, par un ami de Finestrat qui vivait dans la Lozère à Marvejols, que le même travail y était mieux payé et il avait décidé de partir là-bas. Alors, toute la famille, accompagnée bien entendu de Joseph qui n'était resté que quelques jours à Fraisans, refit ses valises pour reprendre le train en direction de Marvejols.

Autant la nouvelle fut applaudie par Carmencita, autant elle déplut à Maruja qui commençait à s'attacher à sa petite ville qui ne manquait pas de charme. Elle se serait bien vu célébrer son mariage avec Pepito en la belle et grande église où elle allait prier le dimanche, en demandant à la Vierge de protéger  son fiancé. Et finalement, elle pouvait penser que ses prières avaient été écoutées et que la Vierge de Fraisans lui portait chance. Et ce Marvejols, où était-ce, d'abord ? Pepito lui avait montré sur une carte, trouvée sur un atlas appartenant à Henriette, en lui expliquant qu c'était dans le Massif Central, pas très loin d'où il était né, et qu'il aimerait bien retourner voir son village natal. Alors, si cela plaisait à Pepito. Mon anem ! Allons-y ! Mais il avait fallu reprendre ce maudit train, et changer de gare, et rechanger encore de train. À en faire une indigestion et se jurer que c'était bien la dernière fois. Et l'arrivée à Marvejols ! Ces grands espaces désertiques sans âme qui vive, puis le brouillard, la pluie, et tous ces sapins noirs…un clocher tout gris et quelques maisons à l'horizon. Mon Dieu, faites que ce ne soit pas là ! "Marvejols, trois minutes d'arrêt" Le cauchemar ! Mais Pepito était avec elle, cette fois-ci, alors elle pouvait recommencer à rêver.

*

L’année passée à Marvejols ne resta pas un souvenir mémorable pour Malou. Si joseph put obtenir rapidement son droit d’asile en tant que réfugié politique, ce qui lui permit de travailler avec son beau-père, la déception fut grande lorsqu’ils apprirent qu’ils devaient patienter un an avant de se marier, temps de résidence obligatoire dans la commune. Une longue année à attendre dans cette petite ville du Massif Central éloignée de tout et où Malou ne connaissait personne. Heureusement son cousin Antonio, le miraculé des bombardements, arriva pendant l’été grâce au certificat d’hébergement que les parents de Malou lui avait procuré. Elle put ainsi avoir des nouvelles fraîches du village d’où elle avait l’impression d’être partie depuis longtemps, bien que cela ne fît que quelques mois. La famille d’Antonio avait réussi à obtenir un visa d’un mois pour sortir d’Espagne, mais ils comptaient bien rester en France définitivement. Chic ! Elle reverrait bientôt ses cousins et cousines, mais les tantes Guadaloupe et Mercedes allaient se retrouver seules, n’ayant plus aucune famille dans le village. Cela allait être dur pour elles ! Antonio fut immédiatement embauché dans l’entreprise où travaillaient Joseph et son oncle. Tragique destin pour Antonio qui rêvait d’être ingénieur et se retrouvait à casser des cailloux au fin fond de la France ! Quant à Carmencita, elle au moins avait la chance de fréquenter encore l’école et put se faire de nombreux copains et copines. Mais pour Malou, qui venait d’avoir dix-huit ans, l’âge où l’on aspire à l’indépendance et surtout à fonder un foyer, surtout maintenant que son fiancé était à ses côtés, quelle frustration ! Et ces journées si longues, à attendre le soir que rentre son chéri et profiter de sa présence quelques heures. Lorsqu’il rentrait ! Car les chantiers où il travaillait étaient souvent éloignés et, l’hiver arrivant, il devait souvent rester coucher sur place. Il arrivait même parfois que Carmen, la mère de Malou, parte avec les hommes sur les chantiers pour leur faire la cuisine, la laissant seule la journée pour s’occuper de sa petite sœur. De longues journées s’égrainaient alors dans la monotonie. Se lever tôt pour allumer le feu et préparer le petit déjeuner. Faire un peu de ménage en chantonnant, puis préparer le repas de midi. Presque tous les jours des pommes de terre, accompagnées de poulet ou de charcuterie. Malou ne faisait pas les courses, attendant le samedi pour aller au marché avec sa mère. A midi, Carmencita rentrait de l’école et mangeait avec appétit (elle grandissait à vue d’œil !) puis elle repartait vite, laissant sa grande sœur seule à la maison. C’était le moment le plus dur. Elle aurait pu faire la sieste, mais à son âge et lorsque les jours sont courts, on n’en a pas envie. Se promener ? Seule, dans le froid et avec la neige, cela ne lui disait rien. Et où aller ? Et une fille seule, cela ne se faisait pas. Lire ? Elle n’avait pas de livres en espagnol. Ecouter la radio ? Ils n’en possédaient pas. Alors elle s’était mise à broder ou tricoter, confectionnant chaussettes, pull-over, jupons et napperons. Au moins, c’était utile, lorsqu’on n’avait pas d’argent pour les acheter. Et pour s’occuper l’esprit, elle chantonnait, se remémorait son passé ou faisait des projets d’avenir. A seize heures trente, elle préparait un chocolat chaud et des tartines pour sa sœur, puis l’aidait à faire ses devoirs. Pour le calcul et la géométrie, elle pouvait la conseiller, mais pour le reste, c’était plutôt sa petite sœur qui faisait la maîtresse, lui enseignant des bribes de français. Une fois la soupe du soir terminée, les deux sœurs jouaient parfois aux cartes, aux dominos, ou aux petits chevaux, puis allaient se coucher à l’heure des poules, comme aimait dire Carmencita qui aurait bien voulu veiller plus longtemps, comme elles en avaient pris l’habitude en Espagne. Elles se faisaient encore quelques confidences depuis leur lit avant que Malou ne décidât d’éteindre la lumière.

Enfin le vendredi soir arrivait. Les hommes rentraient exténués, mais trouvaient encore la force de rester autour de la table tard dans la nuit pour profiter du bon temps. Puis c’étaient deux journées entières passées en famille pendant lesquelles chacun pouvait oublier le labeur ou l’ennui. Parfois, Joseph et Malou allaient au bal le samedi soir et pouvaient enfin s’étreindre et s’embrasser jusqu’à plus soif. Noël arriva, le premier Noël que les filles n’allaient pas passer dans leur village, alors leurs parents  voulurent le marquer d’une pierre blanche. Toni et Joseph allèrent couper un sapin dans la forêt et les filles le décorèrent. Carmencita mit la guirlande en papier qu’elle avait confectionnée à l’école et Malou pendit des petites étoiles et figurines fabriquées avec des chutes de tissu et de bouts de laine. A minuit, les femmes allèrent assister à la messe quelles purent suivre et chanter sans difficultés, car on disait encore la messe en latin. Mais elles trouvèrent que la crèche ne valait pas celle de Finestrat, ni par ses proportions, ni par le réalisme de ses personnages.

« Marie ressemblait à la del estanc, Joseph à Vicent el caragol et le petit Jésus avait l’air du poupard de la cousine Ramona », raconta Carmencita au repas, provoquant un fou rire général. On veilla tard, autour du puchero traditionnel, et après avoir épuisé tous les joyeux souvenirs, les récits et les blagues, on chanta presque tout le répertoire des chansons populaires espagnoles. Le lendemain Malou et Carmencita eurent la surprise de découvrir deux oranges et des papillotes au pied du sapin, accompagnées d’un petit cadeau empaqueté pour chacune. Un peigne à cheveux pour Carmencita et une broche pour Malou. Leur joie fut d’autant plus intense qu’elles ne s’y attendaient pas, la tradition espagnole étant de distribuer les cadeaux le jour des rois mages.

 « Nous vivons en France, il faut faire comme les français », expliqua leur mère. Pour le nouvel an, Malou et Joseph allèrent au bal musette du village, après la bise de minuit que se fit toute la famille, rassemblée autour d’un dinde rôtie qu’une gentille dame avait offert à Toni pour le remercier d’avoir empierré l’accès de sa maison vers la route. Les amoureux dansèrent toute la nuit, sans presque manquer une seule danse, emportés par l’euphorie de savoir qu’ils allaient enfin se marier dans trois mois.

  Mais l’hiver n’en finissait pas et la neige tomba en abondance. Dire que Malou en avait rêvé, elle qui n’avait jamais vu de flocons tomber. Au début, elle passait des heures à les regarder virevolter dans le ciel, mais elle finit par détester la neige. Mais parfois, lorsqu’il y en avait trop, les hommes ne pouvaient pas aller travailler et restaient à la maison. Elle put ainsi profiter un peu plus de la présence de son fiancé. Mais l’argent ne rentrait pas et, si la famille pouvait manger à sa faim et payer le loyer et le charbon pour se chauffer, il était bien impossible pour ses parents de faire des économies pour lui offrir un beau mariage. Et Malou dut renoncer à tous ses rêves de robe blanche, de voile en tulle, de collier de perles, de chaussures à talons hauts et de festin sur une grande nappe blanche surplombée d’une pièce-montée. De toute façon, personne de sa famille n’assisterait au mariage, à part son cousin Antonio, alors ils feraient le minimum. Mais, dans ce minimum, il y avait les alliances et Joseph épuisa ses maigres économies pour qu’ils puissent s’offrir deus alliances en or. La semaine précédant la noce, ils allèrent chez le bijoutier, un peu gênés d’avoir si peu d’argent. Les alliances les plus simples étaient vendues au poids de l’or et Joseph demanda ce qu’ils pouvaient avoir pour les quelques milliers de francs qu’il possédait. Celle de Joseph était si fine qu’il eut bien du mal à la passer à son annulaire, gonflé et endurci par le travail et le froid. Le bijoutier se montra désolé de ne pouvoir la lui rectifier, de peur de la rompre, et Joseph dut s’en contenter en disant qu’il mettrait du savon pour l’enfiler.

Une année s’était juste écoulée depuis leur arrivée à Marvejols, lorsqu’ils se présentèrent devant le maire, puis le curé, pour s’unir enfin devant la loi et devant Dieu. Joseph avait pris son beau-père pour témoin et Malou, son cousin Antonio. C’est avec assurance que Malou prononça le oui officialisant leur union, prononcé à la perfection à force de le répéter dans sa tête depuis des semaines.  Elle devenait, à 19 ans, l’épouse légitime de Joseph Climent, sous le nom de Climent Ortuño qui remplaçait celui d‘Ortuño Climent, comme le voulait la tradition espagnole d’apposer son nom de jeune fille à celui de son mari, ce qui ne manqua pas de faire sourire le maire qui leur souhaita un longue vie commune. La cérémonie à l’église se résuma à une simple bénédiction par le prêtre qui, après avoir béni leur union, leur demanda de passer leurs alliances. Celle de Joseph glissa parfaitement grâce à la vaseline, prêtée par sa belle-mère, dont il s’était enduit le doigt sur le chemin entre la mairie et l’église. Le repas de noce se limita à une petite collation à la maison avant de rejoindre la gare. Et à 18 heures trente-quatre, les jeunes mariés prenaient le train, accompagnés du père de Malou, qui avait souhaité repartir retrouver son frère à Fraisans, ainsi que du cousin Antonio, bien obligé de les suivre. Mais Carmen et sa jeune fille furent contraintes de rester encore deux mois, Carmencita devant finir son année scolaire. Et c’est à Clermont-Ferrand que Malou et Joseph passèrent leur nuit de noce à l’hôtel de la gare, pendant que Toni et son neveu tentaient de dormir sur une banquette de la salle d’attente.

 

Les premières années, la vie resta rude pour le jeune couple. Certes Joseph ne manqua jamais de travail, mais il dut encore longtemps se contenter, avec son beau-père, d’un travail de forçat qu’on lui proposait dans les carrières ou sur les routes, se déplaçant au fur et à mesure des embauches ou des chantiers. Ils résidèrent d’abord à Boussières, un village pas très éloigné de Fraisans. Joseph travaillait dans une carrière de pierre à proximité et pouvait ainsi ne rentrer pas trop tard pour retrouver sa tendre épouse. Ses deux jeunes frères restés en Espagne vinrent le rejoindre et travailler avec lui, le temps d’avoir leurs papiers, puis ils repartirent dans l’Ain pour travailler dans le bâtiment avec Jaime, leur frère aîné. Seul André était resté en Espagne pour suivre l’école de police, mais il finira par partir lui-aussi pour rejoindre la France. Malou, de son côté, ne chômait pas, toute occupée à ses taches ménagères et à la préparation de sa maternité. Coudre et tricoter en chantonnant remplissaient amplement ses journées. Un jour, une voisine lui proposa même d’utiliser sa machine à coudre et lui expliqua comment s’en servir. La gentillesse de ses voisins fut toujours pour elle un baume au cœur qu’elle n’oubliera jamais. Ainsi, quand Alain, son premier fils, encore bébé, pleurait parfois trop fort, elle s’en était excusé auprès du vieux monsieur qui habitait l’appartement du dessous.

« Au contraire, lui répondit-il, j’aime l’entendre pleurer car je n’ai jamais eu d’enfant, alors que j’en avais tellement rêvé. »

 

Avec ses maigres économies, Joseph put enfin s’acheter une moto d’occasion, une Peugeot 125 type 55, avec des roues à rayon et une selle surélevée à l’arrière qui lui permettait de transporter sa bien- aimée. Fier comme un coq et sa poule, ils partirent le dimanche suivant à Fraisans pour rendre visite à la famille et surtout lui montrer leur nouvelle acquisition. La Peugeot fut admirée, caressée, commentée, essayée (mais Attention ! avait prévenu Joseph, il faut le permis pour la conduire !) autant qu’une Ferrari. Les jeunes époux repartirent dans la soirée en emportant une imposante courgette que Malou tenait dans sous un bras, l’autre main étant accrochée au pommeau de sa selle, quand brusquement un piéton traversa. Joseph freina si fort qu’il en tomba de la moto qui valdingua en tournant sur la route. « Ma moto, ma moto », pleurait Joseph, avant de prendre conscience de la présence de Malou derrière lui. Il se retourna, tout paniqué, et la vit debout qui tenait encore sa courgette sous un bras. Plus de peur que de mal, mais cela lui valut un vigoureux savon de la part de sa jeune épouse, qui ne manquait jamais de montrer qu'elle avait du caractère, en bonne mama espagnole qui se respecte.

Après la naissance de leur fils Alain, ils quittèrent Boussières et changèrent plusieurs fois de domicile au gré des chantiers d’empierrement des routes.  C’est ainsi qu’ils connurent le rude climat du Haut Doubs où beaucoup de routes restaient encore à viabiliser. Toni, le père de Malou, était souvent du voyage et Joseph se souviendra longtemps de ce jour à Bolandoz où, étant allé chercher à moto un sac de pommes de terre pour l’hiver, il entendit comme un bruit de cailloux qui tombaient du sac qu’il portait sur son dos. « Ils m’ont eu, il y des cailloux dans le sac », dit-il à Toni. Mais en se baissant pour regarder, ils virent que c’était des pommes de terre qui faisaient ce bruit en tombant du sac troué. Elles avaient gelé sur la moto pendant le trajet ! A Mouthe, village connu sous le nom de Petite Sibérie, ils fêtèrent dans l’allégresse le quatorze juillet, assistant au feu d’artifice suivi du bal populaire. Mais quel ne fut pas leur stupéfaction quand ils découvrirent le sol recouvert de neige, en ouvrant les volets  le lendemain !

Enfin, l’année suivante, Joseph et Malou réussirent à revenir s’installer à Fraisans où ils trouvèrent un appartement au troisième étage d’une belle maison située juste à côté du pont qui traverse le Doubs. Le propriétaire habitait avec sa femme juste en dessous et ils sympathisèrent rapidement avec eux. Au mois d’avril, la famille s’agrandit avec l’arrivée d’une petite fille qu’ils prénommèrent Liliane. Choisir des prénoms français à leurs enfants était à leurs yeux un moyen de faciliter leur intégration, tout en leur évitant les moqueries à l’école que subissaient souvent, à cette époque, les enfants portant des prénoms étrangers. Carmen en savait quelque chose ! Ils avaient en plus la chance d’avoir un nom propre facile à franciser. Malou, qui avait retrouvé ses parents et sa sœur qui logeaient à proximité, ainsi que l’oncle Henri  et toute la communauté espagnole, ne voulait plus quitter sa petite ville qu’elle appréciait de plus en plus.

Mais le travail de Joseph l’amenait encore à partir loin, parfois sans pouvoir rentrer le soir et avoir la joie de retrouver sa petite famille. De plus, il commençait à sérieusement se lasser de ce labeur harassant et peu lucratif, alors un jour, il  prit la décision de créer sa propre entreprise de terrassement. Il en parla à l’oncle Henri qui accepta de se lancer dans l’aventure. C'est seulement avec deux brouettes, deux pelles, deux pioches et un compresseur acheté d’occasion, qu'ils commencèrent à travailler à leur compte. Le travail ne manquait pas, à cette époque, mais Joseph se rendit vite compte qu’il était nécessaire de posséder un matériel performant s’il voulait gagner correctement sa vie dans les travaux publics. L’achat d’au moins un camion était indispensable et, pour cela, il fallait demander un prêt à une banque. Il se renseigna et on lui expliqua qu’une banque ne pouvait lui prêter de l’argent que s’il possédait une entreprise ayant un capital. Il lui fallait au moins mille francs. Mais où trouver l’argent ? Personne dans sa famille, sa belle-famille ou ses amis ne possédait une telle somme. Comme il n’était pas dans sa nature de baisser les bras, il prit son courage à deux mains pour demander à son propriétaire, qui était un brave type et les avait en sympathie. Celui-ci accepta sans hésiter de lui prêter l’argent.

 

Les affaires marchèrent si bien qu'au bout de cinq ans, Joseph pu acheter une pelleteuse et embaucher un salarié. Il eut enfin les moyens d’acheter sa première voiture : une Peugeot, année 1925, qu'ils baptisèrent Rosalie. Aussi poussive que massive, elle ne dépassait pas les 50 kilomètres-heure et crachait de la vapeur dans les montées. Elle fut vite remplacée par une Traction Citroën, assez robuste pour leur permettre de retourner dans leur village natal, pour la première fois depuis leur départ. C'était en 1958, sept ans après leur départ d’Espagne.

 

 

 

 

 

 

27 octobre 2012

Joseph

 

JOSEPH

 

Depuis que sa dulcinée est partie, Joseph tourne en rond comme un animal en cage. Il aurait tant voulu partir avec elle, mais c’était impossible. Les parents de Maruja avaient pu obtenir un visa parce qu’ils avaient de la famille qui vivait et travaillait en France et qui leur avait fourni un certificat d’hébergement, mais lui n’avait pas de famille en France. Il était allé à la mairie pour expliquer qu’il voulait rejoindre sa fiancée pour se marier, mais on lui avait bien dit que la demande ne serait pas acceptée s’il ne possédait pas le certificat d’hébergement familial que la France exigeait et s’il n’obtenait pas l’accord des autorités. Bon sang ! Il était pourtant né en France où il avait vécu jusqu à douze ans, avait-il affirmé au secrétaire, mais celui-ci lui avait répondu que ce n’était pas une raison valable. Et le régime ne voyait pas d’un bon œil l’exil des forces vives de la nation. Le Généralissime avait besoin de tous les bras pour reconstruire l’Espagne. « Besoin des forces vives de la nation », tu parles, avait pensé Joseph. Quand on voit comment on est payé et traité en travaillant pour le pays ! Joseph et deux de ses frères avaient en effet participé à la construction du barrage de Vilajoyosa, destiné à créer un réservoir d’eau pour irriguer la plaine côtière. Il s’en souvenait comme d’un cauchemar. Un travail de bagnard pour un salaire de misère en commençant au lever du jour jusqu’au coucher du soleil, avec une courte pause à dix-heures et à quatorze heures pour le casse-croûte. Le chef de chantier était une ordure et les rappelaient à l’ordre chaque fois qu’ils buvaient un coup ou allaient pisser. Un jour, il avait traité de fainéant Vincent, le jeune frère de Joseph, parce que celui-ci s’était arrêté pour boire un peu d’eau. Et comme Vincent lui avait répondu qu’il avait le droit de boire, il l’avait menacé avec sa pelle pour qu’il reprenne le travail. Alors, le sang de Joseph n’avait fait qu’un tour et il s’était précipité avec la pelle qu’il avait en main pour désarmer le salopard en envoyant valdinguer sa pelle.

« Lui, un fainéant ! Si tu savais ce qu’il est capable d’abattre comme boulot à seulement vingt ans » avait-il lancé au petit chef qui repartait la queue entre les jambes.

« Et nous ne sommes pas des esclaves. Alors va demander notre solde au patron, car nous cessons de bosser dès ce soir », avait-il ajouté.

 

La solidarité entre les frères était à cette époque un principe très fort, indispensable dans ce monde où les plus faibles étaient rapidement broyés. Vincent, son jeune frère, tout comme André, était déjà une force de la nature, capable de descendre et remonter de la montagne en portant sur son dos des sacs et des sacs de charbon de bois qu’ils allaient faire pendant l’hiver pour les vendre. Car du travail, dans les années quarante, on n’en trouvait pas, même en acceptant n’importe quoi. Et le peu de terres que leurs parents possédaient ne suffisaient pas à entretenir une famille de cinq enfants. Qui plus est, des garçons robustes qui mangeaient comme quatre ! Heureusement que leur père avait pu travailler en France, comme beaucoup d’hommes du village, et mettre un peu d’argent de côté, mais lorsqu’il était rentré en 1933 avec toute sa famille dans l’espoir de profiter un peu de ses économies en retrouvant son pays, voilà que la malchance s’était acharnée sur eux. Une pluie diluvienne s’abattit sur la région l’année suivante, et un torrent d’eau boueuse dévala la montagne, inondant le village et ravageant sa maison. Mais le plus grave fut que la plupart de ses terres furent dévastées. Les murs des terrasses s’étaient écroulés, la terre avait été emportée et beaucoup d’arbres centenaires avaient été cassés ou déracinés. La Foya, sorte de cuvette fertile où il cultivait tous ses légumes et même du blé, avait été transformée en un lac de boue et de cailloux. Il fut privé de récolte l’année suivante, le temps de remonter la terre, enlever les cailloux et reconstruire les murs en pierre sèche. Pour les amandiers, les orangers et les caroubiers arrachés, c’était une perte sèche. Il dut puiser dans ses économies pour faire manger sa famille.

Mais un fléau encore bien plus terrible s’abattit sur l’Espagne. Les militaires, soutenus par les monarchistes, s’étaient soulevés après la victoire du Front Populaire aux élections de 1936. Une armée partie du Maroc et dirigée par le général Franco remontait vers le nord. On entendait çà et là parler d’exécutions massives de républicains à Séville et Grenade. Les phalangistes paradaient de plus en plus et commençaient à semer la terreur. On parlait aussi d’églises brûlées, de prêtres molestés, de terres et d’usines occupées par les paysans et les ouvriers anarchistes, et de la Catalogne qui avait proclamé son indépendance. Puis Tolède tomba aux mains des franquistes et Madrid fut encerclée. Alors, quand Jaume fut persuadé que plus rien ne pourrait arrêter le rouleau compresseur des armées franquistes et qu’ils allaient, sinon se faire massacrer, du moins devoir vivre comme dans une prison, il décida de refaire ses valises pour la France avant qu’il ne soit trop tard. Bien-sûr, certains le traiteraient certainement de traître ou de lâche, mais il s’en moquait, jugeant qu’il devait avant tout assurer la subsistance et l’éducation de ses enfants, dont trois étaient nés en France, dans la Creuse. Et de toute façon, c’était comme cela depuis très longtemps : il partait travailler en France pour deux ou trois ans, puis revenait en Espagne quelques années et repartait. Il n’avait pas choisi cette vie de semi-nomadisme, mais c’était la seule façon de survivre qu’il avait trouvée. Un pied en Espagne, l’autre en France  qui était devenue sa seconde patrie, pour lui et ses enfants, pour ses trois frères, comme pour beaucoup  d’habitants du village. L’Espagne ne lui avait jamais donné de quoi manger à sa faim, qu’elle se débrouille !  

A la fin de l’année 1936, il prit donc le train avec son fils aîné pour rejoindre la Creuse, où il retrouverait quelqu’un de sa famille ou du village pouvant l’héberger et du travail à volonté. Et le reste de sa famille put le rejoindre de justesse, au moment où les avions allemands commençaient à bombarder Alicante pour préparer l’arrivée des troupes franquistes. Mais Jaume ne savait pas que, quelques années plus tard, il devrait refaire ses valises. Car en 1941, le Service du Travail Obligatoire mis en place par le gouvernement de Vichy sur la demande de l’Allemagne, faisait la chasse à la main d’œuvre étrangère pour l’envoyer travailler dans les usines allemandes.

 

En sortant de la mairie, la fureur avait saisi Joseph. Comment supporter autant d’injustice ? La misère, la guerre et les calamités naturelles avaient déjà gâché la vie de ses parents, n’aurait-il pas lui aussi le droit au bonheur ? Pourquoi ne pouvait-on pas sortir librement de ce pays ? Deux années auparavant, ils avaient déjà tenté de passer la frontière, lui, son père et son frère André et ils s’étaient retrouvés en prison, comme des malfaiteurs. Ils avaient pourtant un laissez-passer en règle, nécessaire pour pénétrer dans la zone frontalière, mais le garde civil qui les avait contrôlés les avait accusés de vouloir passer la frontière. En effet, ils portaient sur eux plusieurs tricots, ce qui avait éveillé ses soupçons. Voyant de plus qu’ils étaient nés en France, il n’avait pas voulu les croire quand ils lui dirent qu’ils venaient travailler dans le coin. Ils furent aussitôt menottés et emmenés à la prison de Gerona, puis transférés à la prison centrale de Barcelone où ils séjournèrent quelques semaines, avant de se retrouver à celle de Valence pour y rester encore plusieurs mois. Joseph se rappelait encore la honte qu’il avait éprouvée quand ils avaient pris le train à Barcelone, menottés et accompagnés de deux gardes civils, comme de grands malfaiteurs, pour être transférés à Valence. Les gens les regardaient avec commisération et il entendit même une vieille dame qui avait dit en les voyant passer : « Ces pauvres petits, si c’est pas  malheureux, à leur âge ! » 

 

Ils n’avaient pourtant rien à se reprocher, n’ayant jamais manifesté d’opinons hostiles au régime et n’étant pas fichés comme des rouges. Joseph avait même  répondu à l’appel des conscrits, pour faire son service militaire en Espagne. Deux années entières sur l’île d’Ibiza. Les premiers mois de classe furent éprouvants, à cuire au soleil ou à se les geler pour surveiller une côte où aucun ennemi ne se montra jamais, à bouffer des sardines en conserve et des haricots bourrés d’asticots, mais au moins il mangeait ! Mais ensuite, il eut la chance d’être enrôlé dans le service des transmissions, parce qu’il faisait partie des plus instruits. Le sergent instructeur avait eu du mal à le croire, lorsque Joseph lui avait dit qu’il  avait son Certificat d’Etudes, la plupart des autres conscrits étant analphabètes. Joseph, comme ses frères, avait été scolarisé quand ils habitaient en France et lorsqu’il était revenu au village à l’âge de 12 ans, il était allé à l’école communale, avait appris le castillan et passé avec succès son Certificat d’Etudes, bagage qui lui sera d’une grande utilité par la suite. A la fin du service militaire, il avait même réussi à se faire enrôler comme planton au service d’un gradé qui le chargeait de faire les courses pour sa femme, et même parfois de garder ses enfants. Les gosses étaient gentils et il pouvait prendre tous les livres qu’il voulait dans la bibliothèque pour continuer à s’instruire sur l’Astronomie, l’Histoire ou la Géographie.

   Et voilà comment on l’avait remercié et considéré, en le foutant en taule comme un bandit de grand chemin, avec pour seule preuve à sa charge, le fait d’avoir plusieurs pull-overs sur lui ! Et son frère André qui, à treize ans; était allé jusqu’en Andorre pour passer en France avec son frère aîné. Il avait bossé sans papier pour un négrier qui ne l’avait pas payé et ils avaient fini par se faire choper en voulant passer le col d’Envalira. Il en avait assez de ce pays, où on crevait de faim et où on mettait les gens en prison pour un rien. Il se raccrocha encore à l’espoir que sa Maruja, qui avait promis de lui écrire dès qu’elle serait arrivée en France, ait pu obtenir un certificat d’hébergement, sinon, il partirait de toute façon, quels qu’en soient les risques.

  Il trépignait depuis des jours lorsque la missive de sa bien-aimée arriva, lui amenant à la fois réconfort et déception. Elle l’aimait, elle attendait avec impatience sa venue et avait hâte de se marier. La petite ville où elle habitait avec ses parents était plaisante, même s’il faisait un peu froid. Son oncle et sa tante étaient très gentils, ainsi que les voisins et il y avait un petit groupe d’espagnols qui venaient souvent à la maison.. Mais elle lui expliquait aussi qu’elle n’avait pas pu lui obtenir de certificat  d’hébergement car il n’était pas membre de la famille. Il restait la solution de l’asile politique, mais il devait passer la frontière clandestinement. Elle lui parlait d’un réfugié politique originaire de Madrid qui était dans le groupe des Espagnols de Fraisans. Il lui avait raconté comment il avait pu passer la frontière par l’intermédiaire d’un brave type de  Figueras qui connaissait des passeurs et avait une tante à Perpignan qui pouvait l’aider, une fois franchie la frontière. Elle lui donnait toutes les indications en précisant : « Fais bien attention, mon amour. Je ne veux pas qu’il t’arrive quelque chose ou que tu finisses en prison. Je t’aime tant, que je ne pourrais pas m’en remettre. Sois très prudent et ne prends pas de risque. » Sans la moindre hésitation, Joseph  prépara quelques vêtements qu’il mit dans une petite valise en bois et pris le train le lendemain pour Figueras.

 

Arrivé à destination, Joseph entra en contact avec l’homme que Maruja lui avait indiqué. Celui-ci l’écouta, lut le passage dans la lettre qui le concernait et quand il fut certain que Joseph n’était pas un mouchard, il lui raconta comment il avait aidé beaucoup d’exilés républicains à quitter le pays. Mais il lui expliqua qu’il avait perdu contact avec la filière des passeurs. Il pouvait les retrouver, mais cela prendrait du temps et coûterait certainement de l’argent. Comme Joseph lui répondit qu’il n’en avait pas, l’homme lui indiqua une carrière de pierres où il pourrait être embauché pour quelque temps. Le lendemain matin, Joseph se présentait au contre-maître pour se faire embaucher. Celui-ci  lui montra une massette à casser les cailloux et lui dit en montrant un bloc de pierre :

- Essaye de le casser en petits morceaux !

Joseph avait déjà fait du terrassement et savait se servir d’une pioche et d’une pelle, mais  n’avait jamais fait ce genre de travail. Il tapa très fort au milieu du bloc, mais ne réussit qu’à l’ébrécher.

- Cherche les fissures, pour le débiter d’abord en feuilles, lui dit le contre-maître.

Joseph s’exécuta de son mieux et réussit à en enlever un morceau.

- Bien! fit l’homme. Maintenant, essaye d’en faire des morceaux à peu près égaux de la grosseur du poing.

Au début, ce ne fut pas facile, puis Joseph maîtrisa vite la technique et fut embauché. Le labeur était dur et monotone, mais Joseph avait besoin d’argent et travailler de force ne lui avait jamais fait peur. Comme la carrière était assez éloignée de la ville, l’employeur lui proposa une chambre dans une maison à proximité qu’il partagerait avec un autre, moyennant une petite retenue sur sa paye, bien évidemment. N’ayant guère le choix, il accepta en sachant que ce ne serait pas pour longtemps et qu’il n’était pas là pour aller traîner en ville. De plus, après une longue journée de travail harassant, il n’avait plus la moindre énergie et s’il voulait récupérer ses forces pour le lendemain, il lui fallait se reposer le temps d’une longue et bonne nuit. Une quinzaine de jours s’écoulèrent à ce rythme et il se rendit bien compte qu’avec ce qu’il gagnait, il ne pourrait jamais économiser l’argent pour payer un passeur. Son compagnon de chambre lui avait raconté qu’il connaissait des contrebandiers qui allaient chercher en France des dynamos de vélo pour les revendre ici où elles faisaient cruellement défaut. Ils aidaient parfois des gens à passer la frontière, mais il fallait allonger mille pesetas. Joseph, qui n’avait même pas le dixième de cette somme, ne vit plus qu’une issue. Ecrire à sa mère pour lui demander de lui envoyer la somme par mandat. Cela lui crevait le cœur, car il savait que cela représentait certainement toutes les économies de la famille, mais il lui promit bien sûr de la rembourser dés qu’il serait arrivé en France. Mais s’il se faisait prendre… Mieux valait ne pas y penser et celui qui ne tente rien n’obtient jamais rien. Il attendit le mandat avec fébrilité et bondit de joie lorsqu’il le reçut, et les mots se bousculaient dans sa tête : « Je t’embrasse, maman chérie ! Et toi aussi papa. Je ne doutais pas que vous feriez ce sacrifice. Car ayant connu la misère, vous savez que la main tendue par celui qui vous aide est le plus grand des réconforts et que vous aurez pour lui une reconnaissance éternelle. Vous m’avez appris cela : qu’un fils peut tout attendre des ses parents, à condition d’avoir été bon, droit et courageux. Et serviable quand il le faut. Je suivrai toujours la voie que vous m’avez tracée, avec mes enfants et tous ceux que j’aime. Cet argent, je vous le rendrai au centuple. Je vous aime et vous remercie de tout mon cœur. » Et Joseph essaya de mettre tout cela par écrit, dans une lettre à ses parents chargée d’émotion, et pour ce qu’il avait juré de faire, il a toujours tenu parole.

Le jour arriva. C’était le premier avril 1951, date dont il se souviendra toute sa vie. Il  avait fait ses adieux à son compagnon de chambre en lui offrant sa petite valise en bois qu’il avait troquée contre un sac en toile moins encombrant. Il était parti dès l’aube pour parcourir les quinze kilomètres qui le séparaient de La Jonquera, prenant soin de suivre des chemins de terre pour ne pas se faire repérer, et àminuit pile, il était au rendez-vous avec les contrebandiers, apparemment de braves types qui avaient trouvé la combine pour survivre.

 - La route sera longue, lui dit l’un.

 - Marcher ne me fait pas peur, j’ai l’habitude, répondit Joseph

 - Et pas de bruit ! Ne parle surtout pas, ajouta l’autre.

  - Je sais tenir ma langue quand il le faut, dit Joseph

Ils empruntèrent en file indienne un chemin de chèvres qui grimpait dans la montagne. Heureusement la nuit était si noire que Joseph distinguait à peine l’homme qui le précédait. Ce n’est que lorsqu’il se retournait pour lui faire des signes que le blanc de son visage le guidait. Le silence était pesant, rompu de temps à autres par des cris d’oiseaux nocturnes et le bruit de pommes de pins écrasées ou de cailloux bousculés. Le temps paraissait interminable et la nervosité gagnait Joseph peu à peu. Soudain, celui qui le précédait s’arrêta, se retourna en mettant l’index devant sa bouche et en lui faisant signe de se baisser. Ils restèrent à-croupi quelques instants. La peur  envahit Joseph qui entendait battre son cœur. Si des gardes-frontières se montraient, il était décidé à déguerpir en courant, quitte à se faire tirer dessus.  Et s’ils avaient des chiens qui le prenaient en chasse ? Pas possible, il les aurait entendus aboyer. Non, ce devait être une fausse alerte. Ce furent des minutes interminables, mais il vit l’homme devant lui qui se relevait et lui faisait signe d’avancer. Ils marchèrent encore un peu et les deux hommes s’arrêtèrent.

 -  Nous sommes arrivés à la frontière, lui dit l’homme qui marchait le premier. En continuant, tu arriveras dans un village qui s’appelle Las Ilias. Fais attention car le chemin est très pentu et caillouteux. Il fera jour quand tu arriveras. Il y a un bar qui ouvre tôt. Demande de notre part à la patronne si elle peut te loger. Maintenant, tu dois nous donner les mille pesetas.

- Cela avait été convenu ainsi. Merci, les gars. Au fait ! Pourquoi vous êtes vous arrêtés tout à l’heure ? J’ai eu une trouille bleue

- Parce que nous arrivions à la frontière. Ç’était pour écouter s’il n’y avait pas de gardes. Alors salut ! Et bonne chance, gamin !

Joseph les aurait presque embrassés pour les remercier. Mille pesetas, c’était beaucoup d’argent. Mais ils risquaient gros en faisant passer un clandestin. Et les dynamos de vélo, cela ne devait pas leur rapporter beaucoup. Il prit le chemin qui commençait à descendre, se sentant tout léger. Mais il savait qu’il devait rester vigilant, même une fois passé en France, car il n’avait pas de papiers en règle. Par malchance, le brouillard se leva et il commença à pleuvoter. Dans la nuit noire et le brouillard, il ne parvenait plus à repérer le sentier et il dut attendre sous un arbre que le jour se levât pour repartir, trempé, congelé et mort de faim.  Il grignota le dernier biscuit qui lui restait et, un peu requinqué, reprit sa marche sur le sentier en pente devenu de plus en plus glissant. Enfin il entendit l’aboiement des chiens annonçant la présence d’habitations. Il passa devant une bergerie en pressant le pas pour ne pas attirer l’attention, puis passa devant plusieurs fermes avant d’apercevoir enfin dans le brouillard le clocher d’une église. Quelques maisons se resserraient autour d’une petite place avec une fontaine. L’hôtel restaurant était sur la place. Il entra dans la salle du bar et alla commander un café à la patronne qui se tenait derrière le comptoir.

- Toi, tu n’es pas d’ici, lui dit-elle d’un ton amène. On dirait que tu as marché longtemps sous la pluie !

Joseph lui sourit en acquiesçant d’un hochement  de tête.

- Tu as franchi la frontière clandestinement. Tu es espagnol, n’est-ce pas ? Tu sais, tu n’es pas le premier que je vois. Il en passe presque tous les jours, sauf l’hiver évidemment. Mais tu as eu de la chance de ne pas tomber sur une tempête de neige. Au mois d’avril, c’est encore fréquent. Qu’est-ce que tu aurais-fait alors, mon pauvre petit ? Tu serais mort de froid !

Alors Joseph, mis en confiance, lui dit que les passeurs lui avaient recommandé de s’arrêter là et qu’elle pourrait peut-être l’héberger pour une nuit.

 - Mais c’est que tu parles bien français avec ça ! Je vais déjà te préparer un copieux petit déjeuner, car tu m’as l’air affamé et transit de froid. On en reparlera ensuite.

Elle revint quelques minutes plus tard  avec un plateau chargé d’une grande tasse de café, d’un croissant et d’un œuf au plat accompagné d’une tranche de jambon. Joseph la remercia et évita de se jeter sur la nourriture pour ne pas trop lui montrer qu’il était affamé et profiter de cette pause bien méritée. Quand il eut fini, elle vint s’asseoir devant lui.

- Tu sais, mon garçon. J’aurais accepté avec plaisir que tu restes passer la nuit ici, mais pour ta sécurité, il faut que tu repartes, car les gendarmes viennent très souvent faire leur ronde par ici. Ils ne sont pas méchants, mais ils ont des ordres, car la vie ici est devenue aussi difficile depuis la fin de la guerre. Et s’ils te trouvent, tu es bon pour retourner de l’autre côté. Au bout du village, tu trouveras un garage où le type fait aussi le taxi. Tu as de quoi payer ?

Oui, répondit Joseph timidement. Et je vous dois combien pour le petit déjeuner ?

Rien, mon garçon. Gardes tes sous pour le taxi et bonne chance !

Joseph repartit, réconforté par la collation et la chaleur humaine que la bonne dame lui avait prodiguée. Il trouva facilement le garage et l’homme accepta de le conduire à Perpignan. Le chemin était caillouteux et il tombait des cordes. L’homme restait silencieux, lui jetant parfois un regard de côté chargé de méfiance. Il jura lorsqu’il s’aperçut qu’un pneu avait éclaté.

- Bon Dieu ! Il ne manquait plus que ça ! Réparer sous la flotte, avec la camionnette des gendarmes qui risque de passer à tout moment. Ça c’est la poisse! Je n’aurais pas dû m’aventurer comme ça avec un clandestin. Descends et va te cacher derrière les arbres ! Une fois la roue changée, l’homme l’appela pour repartir.

 - Excuse-moi, pour tout  à l’heure, lui dit-il au bout d’un moment. J’étais en rogne. Des espagnols fuyant ce salopard de Franco, j’en ai vu passer des milliers. En 39, j’ai vu des cortèges de catalans en fuite, quand Barcelone est tombée. Ils faisaient peine à voir. Tous ces gens en loque, souvent blessés, ces femmes avec des gosses qui pleuraient. Et des gens qui parlent notre langue. Si c’est pas malheureux ! Nous les avons aidés du mieux que l’on pouvait. Mais il paraît qu’on les mettait dans des camps du côté des Corbières. Sale époque ! Et ce Franco de malheur ! T’es catalan, toi ?

  - Non, je suis d’Alicante. Je parle valencien, c’est presque pareil.

Et ils ont continué à bavarder ainsi jusqu’à Perpignan. Joseph avait l’adresse du bar où habitait la tante du type de Figueras, le Bar du Castillet, mais le taxi mit un mal fou à le trouver. A force de tourner en rond, l’homme du taxi perdit patience et laissa Joseph dans une rue à proximité. Quand Joseph voulut payer, il s’aperçut qu’il n’avait pas assez d’argent. Comme il fouillait dans ses poches pour voir s’il ne lui restait pas une pièce ou deux, l’autre lui dit en catalan :

- Laisse tomber, va ! Entre Catalans, il faut bien s’entraider !

 

Joseph trouva rapidement le Bar du Castillet et fut tout étonné de voir autant de filles seules dans un bar, sinon dans les clubs d’Alicante où travaillent des entraîneuses. Elles étaient toutes habillées de façon plutôt aguicheuse et il faillit repartir en croyant qu’il s’était trompé d’adresse. Il demanda cependant à l’une des filles si la patronne s’appelait bien Madame F…La fille le regarda un peu bizarrement et lui répondit que oui, il pouvait la trouver au premier étage. En montant les escaliers, il croisa un couple qui descendait et comprit où il était tombé. Un bordel, il n’y avait aucun doute. La tante de l’ancien passeur des réfugiés politiques était une tenancière de maison close ! De quoi réconforter les réfugiés après un long voyage et une excellente planque ! Il vit dans un petit salon où débouchait l’escalier une dame assise dans un fauteuil qu’il supposa être la tenancière. Elle paraissait être d’un âge déjà avancé, mais était très chiquement habillée et soigneusement maquillée. Lorsqu’il lui dit qu’il était espagnol et venait de la part de son neveu, elle se leva et le prit dans ses bras pour l’embrasser.

  - Oh ! Comment va-t-il, depuis le temps que je ne l’ai pas vu ? Et toi, comment t’appelles-tu, beau garçon ? Miguel t’a aidé à passer la frontière, n’est ce pas ? Comme au bon vieux temps !  Et où vas-tu comme ça ?

- Je dois rejoindre ma fiancée dans le Doubs, mais je n’ai plus d’argent, avoua Joseph tout penaud. Je pensais que vous pourriez peut-être me trouver un petit boulot par ici pour me faire un peu d’argent, afin que je puisse prendre le train.

- Comme il est mignon ! Mais mon pauvre petit, ici, les hommes viennent plutôt pour dépenser de l’argent que pour en gagner. Et j’ai déjà quelqu’un au bar. Ecoute-moi ! Tu vas rester là pour manger et je m’occupe de ton problème. Je descends et je demande à Pierrot de te préparer un repas. Tu mangeras avec les filles.

Tout gêné, Joseph se rendit à la cuisine où plusieurs filles prenaient déjà leur repas.

- Viens t’asseoir, joli cœur, lui dit une fille. Il parait que tu es de la famille de la patronne ?

- Un ami de son neveu, plutôt, précisa Joseph. Je viens d’Espagne.

- Ah ! Tu es espagnol ? Pourtant tu n’as pas beaucoup d’accent.

Et il raconta son histoire, à la fois troublé et fier d’être entouré par un auditoire exclusivement féminin. Toutes ces filles semblaient si gentilles et jolies. Comment avaient-elles pu en arriver là ? Mais la réponse n’était pas difficile à deviner. Elles n’avaient certainement eu guère de chance dans la vie et du travail pour les femmes, il n’y en avait pas beaucoup. Lui, au moins, avait eu cette chance, la seule qui s’offre aux démunis, celle d’avoir une famille soudée qui se serrait les coudes dans le malheur. Et une fiancée qui l’attendait à sept cents kilomètres d’ici, mais qu’il ne pouvait pas rejoindre tout de suite, faute d’argent. Et s’il prenait le train sans billet ? L’idée lui traversa l’esprit quelques secondes, mais il revint vite à la raison. Sans papiers en règle, ce serait une folie. Mendier ? Jamais de sa vie ! Faire de l’auto-stop ? Pourquoi pas, mais il pouvait aussi se faire contrôler par les gendarmes. Ce n’était pas le moment de tout bousiller par impatience de revoir sa belle. S’il ne trouvait pas de travail à Perpignan, il partirait à pied et demanderait du travail en cours de route comme garçon de ferme, au moins pour se nourrir et dormir au sec. Marcher ne lui faisait pas peur, même pou faire sept-cents kilomètres. Il calcula dans sa tête qu’il pourrait le faire en moins d’un mois, en parcourant au moins trente kilomètres par jour. Et il trouverait bien par ci par là un camion ou le tracteur d’un paysan pour l’avancer un peu. Sa décision était prise et il attendit le retour de la patronne pour la remercier et lui dire qu’il partait. Mais il était loin de se douter de ce qu’elle allait lui annoncer. Ce fut l’un des plus beaux jours de sa vie.

-  Mon petit Joseph, dit-elle en le voyant, je suis allée acheter ton billet de train à la gare. Il y en a un qui part ce soir pour Lyon à dix-huit heures trente. Et arrivé à Lyon, tu prendras celui qui va à Besançon.

-  Mais…, voulut répondre Joseph. Mais elle ne le laissa pas finir.

-  Ne dis rien et accepte ! Et voila de quoi te payer un casse-croûte et une bonne bière, dit-elle en lui tendant un billet de cent francs. Tu sais, continua t’elle, je sais trop ce que c’est que le dèche. Et tu as vu toutes ces filles qui travaillent ici, ce qu’elles doivent faire pour se nourrir. Moi, j’ai dû faire pareil à une certaine époque. C’est pour ça que je les aide aujourd’hui du mieux que je peux, pour ne pas qu’elles tombent entre les pattes des maquereaux. Mais le gouvernement d’après guerre a fait voter une loi pour la fermeture des maisons closes. Et c’est une ministre communiste qui l’a proposée. Tu te rends compte ? Maintenant, nous sommes obligés de travailler dans la clandestinité. Nous avons droit à une descente de police presque une fois par semaine et je dois graisser la patte aux flics pour qu’ils ferment les yeux. D’ailleurs, il ne faut pas que tu t’éternises ici trop longtemps. S’ils venaient à passer et qu’ils te trouvent, tu serais bon pour repasser la frontière. Alors, adieu, mon petit et prends bien soin de toi.

- Je vous remercie de tout cœur et jamais je n’oublierai votre gentillesse, répondit Joseph, confus et au bord des larmes. Et je vous jure que je vous rembourserai ma dette quand je le pourrai.

- Ne te préoccupe pas de ça, mon garçon. J’ai maintenant assez d’argent et je suis vieille. 

Joseph l’embrassa et partit la gorge nouée, mais le cœur plein de joie.

 

Il arriva à Fraisans le lendemain midi, épuisé après un voyage long et difficile, obligé de rester sans cesse sur le qui-vive de peur de se faire contrôler, il n’avait quasiment pas fermé l’œil, assis par terre dans le wagon pour se faire le plus discret possible. Mais la chance lui avait souri une fois de plus.

 

 

27 octobre 2012

Joseph et Malou

Joseph et Malou

 

 

Malou

 

Je n’en peux plus, de ce train. Pourtant en Espagne, je n’ai pas vu le temps passer. J’étais tellement heureuse de partir pour mon premier long voyage. Prendre un grand train pour la première fois, avec une grosse locomotive qui m’a fait presque peur lorsque je l’ai vu arriver, crachant de la fumée et respirant comme un énorme taureau. Et ce jet de vapeur qu’elle a soufflé sur le quai en s’arrêtant. Ma petite sœur Carmencita a pris la main de mon papa, tout effrayée. Alors moi, j’ai rigolé pour lui faire croire que je n’avais pas peur. J’ai voulu me diriger vers les beaux wagons avec des rideaux aux fenêtres, juste derrière la locomotive, mais papa a dit que c’était les wagons de première classe, réservés aux riches. C’est comme au cinéma ou à l’église, ils ont toujours les meilleures places, ai-je pensé. Mais nous avons eu tout de même la chance de trouver des places assises en deuxième classe et nous avons pu, moi et ma sœur, nous asseoir du côté de la fenêtre pour pouvoir regarder le paysage. Mais je me suis vite endormie car il n’y avait que des montagnes à regarder. Je me suis réveillée à la gare de Valence où nous avons mangé une orange et une part de coca que maman avait préparée la veille. Sur le quai, j’ai vu un couple qui s’embrassait en se serrant dans les bras avant de se séparer et j’ai eu les larmes aux yeux. Moi aussi, j’ai dû quitter mon fiancé pour partir et j’ai beaucoup pleuré. Mon petit Joseph, mon Pepito. Il doit nous rejoindre en France lorsque nous serons arrivés et qu'il aura obtenu ses papiers. C’est aussi pour cela que nous nous sommes fiancés. Les gens du village ont bien dit qu’à dix-sept ans, c’était un peu tôt, surtout avec un homme qui a sept ans de plus, mais comme ça, il pourra partir en France plus facilement s’il dit que c’est pour retrouver sa fiancée. Et je m’en fiche bien, de ce que pensent les gens du village, je ne suis pas près de les revoir. Ils l’appellent el mellat, l’édenté. Enfin, c’est le surnom de sa famille, pour la distinguer des autres Climent, parce qu’il y en a beaucoup à Finestrat et ils ont tous des surnoms, dans le village. Notre famille est surnommée les bourbons, je ne sais par pourquoi. Peut-être que nous descendons de Louis XIV, comme les anciens rois d’Espagne. En tout cas, édenté, il ne l’est pas du tout mon Pepito, il a même de très belles dents et un si beau sourire.

Ses quatre frères sont  beaux aussi, surtout André, mais il est encore trop gamin. Il y a aussi Vincent qui voudrait se marier plus tard avec ma sœur. Ils sont tous nés en France car leurs parents sont partis travailler là-bas déjà bien avant Franco. Quand ils sont revenus, je crois que c’était l’année de ma naissance, maman m’a raconté qu’on les appelait les franchutis, car ils avaient du mal à parler valencien. Puis ils sont repartis pendant la guerre civile, Moi, j’étais encore toute petite pendant la guerre, mais j’ai des souvenirs de l’année où la sœur de mon père, tía Gracia, est revenu habiter à Finestrat avec toute sa famille. Son mari, tío Blaï, était entrepreneur à Alicante et gagnait très bien sa vie. Ils avaient un grand appartement, mais ils ont préféré déménager à la campagne lorsque les avions ont commencé à bombarder la ville. Même que l’un de leur fils, Antonio, a failli mourir sous les bombes, car il était resté à Alicante pour ses études. Il nous à souvent raconté que ce jour là, ce devait être en mai 1938, il avait rendez-vous chez le médecin juste avant de prendre ses cours à 9 heures au lycée. Mais comme le médecin était en retard, il est parti pour arriver à l’heure au lycée et, quelques minutes après le début du cours, le bombardement a commencé. Ils se sont tous cachés sous les tables et des bombes sont tombées tout près. Il a su plus tard que l’immeuble du médecin avait été bombardé et que tous les gens de l’immeuble étaient morts. Il le serait lui aussi, si le médecin n’était pas arrivé en retard. A quoi ça tient, la vie. Je me souviens bien de cette année là, même si je n’avais que cinq ans, car on entendait les avions passer et les bombes exploser au loin. Tout le monde avait peur et nous allions nous cacher dans la remise. En tout cas, j’ai été bien contente que tía Gracia et tío Blaï soient venus s’installer dans le village, car je pouvais voir mes cousins et cousines. Maria a mon âge et nous sommes devenues bien copines. Il y aussi Roberto qui a l’âge de Pepito et Mercedes, l’aînée, que j’aime aussi beaucoup. Lorsque Franco a pris le pouvoir, ils ont mis tío Blaï en prison, parce qu’il avait fait partie du conseil municipal d’Alicante. Mais on a dit que des habitants du village l’avaient dénoncé comme rouge. Mercedes m’a expliqué que Franco avait encouragé les gens à dénoncer tous ceux qui étaient contre lui, et beaucoup l’ont fait, par peur ou pour de l’argent, ou même simplement pour être bien vu afin d’obtenir du travail ou un privilège quelconque. Certains ont même dénoncé des gens de leur famille. Si c’est pas honteux ! En fait, tío Blaï n’était pas un rouge, mais simplement républicain, alors il n’est pas resté longtemps en prison. Car les rouges, ils pouvaient être condamnés à au moins trente années de prison  et même être fusillés. En fait, un rouge, je ne sais pas trop ce que c'est. Les franquistes disent que ce sont des communistes qui voulaient prendre nos terres et nos maisons et faire venir les Russes, qu'ils ne croient pas en Dieu et sont dépravés, mais je crois que c'est exagéré. Après l’arrestation de son père, Antonio a du arrêter les études et travailler pour nourrir sa famille. Franco avait même fait annuler la validité des diplômes obtenus sous la république et il aurait dû tout recommencer pour devenir ingénieur, comme il le souhaitait. Il nous a raconté beaucoup de choses sur ce qui s’est passé pendant la guerre avec Franco, comme l’histoire des gens qui attendaient un bateau au port d’Alicante pour se sauver, mais le bateau n’est jamais arrivé. Et les phalangistes ont raflé tout le monde, même les femmes qui ont été mises en prison et séparées de leurs enfants. Mais il nous a demandé de ne pas le répéter, car il risquait d’être arrêté. En tout cas, il est très instruit et je l’admire. Moi aussi, je travaillais bien à l’école et Doña Lola, ma maîtresse, avait conseillé à maman de m'envoyer au lycée après mon certificat. Elle me donnait même gratuitement des cours particuliers pendant les vacances. Mais il fallait payer la location d’une chambre à Alicante et mes parents n’avaient pas d’argent. La maîtresse avait même demandé à sa sœur, qui est professeur à l'Ecole Normale d'Alicante, si elle pouvait m’héberger, mais celle-ci n'avait plus assez de place car elle avait trois fils. Ma mère en a pleuré, car elle aurait bien aimé avoir une fille institutrice. Mais de toute façon, il y a peu de femmes espagnoles qui poursuivent leurs études car une fois mariées, elles doivent s’occuper de leurs enfants. Et j’ai envie d’avoir des enfants avec Pepito dès que nous serons mariés. Il va nous rejoindre quand nous serons installés dans le village où habite Enrique, le frère de papa. Il vit en France depuis longtemps et s’est marié avec une française, alors il a pu nous fournir un certificat d’hébergement. Si on ne connaît personne en France, on ne peut pas s’y installer. Et papa y est déjà  allé travailler lorsqu’il était plus jeune. C’est comme ça dans la famille, et dans tout le village aussi, il y a toujours quelqu’un qui part en France ou qui en revient. Pepito, lui, est revenu avec sa famille quand la France était en guerre avec les Allemands. A croire que la guerre les suivait partout où ils allaient ! Ils se sont installés juste derrière  chez nous, dans la ruelle qui descend vers la Peña. Je les observais souvent depuis la fenêtre de la cuisine. Cinq garçons, cela ne passait pas inaperçu. !

 

Après Valence, la voie ferrée longe la côte et, en regardant la mer, j’ai repensé à tous ces dimanches d’été passés à la plage. Tôt le matin, grand-père chargeait sur le dos du mulet la poêle à paella, le charbon de bois, les provisions, la vaisselle et les ustensiles de cuisine, ainsi que deux botidjas remplies d’eau et nous partons avec toute la famille sur le chemin de l’Alfas qui mène à La Cala. Au bout d’une heure de marche, nous nous installions en bord de plage, à l’ombre des pins, et nous courrions vers la mer pour nous baigner, nager et plonger depuis les rochers jusqu’à ce que la faim nous fasse sortir de l’eau. Le feu de bois et d’écorces de pins fumait et la paella bouillait et sentait déjà bon, nous mettant encore plus en appétit. Nous nous asseyions sur des grosses pierres, grignotant des amendes et des fèves pendant que les adultes buvaient un verre de vin en discutant. Puis nous allions chercher notre assiette remplie de ce bon riz jaune et juteux accompagné de morceaux de lapin et de poulet. Nous finissions par une part de melon ou de pastèque, parfois de gâteau, et nous partions jouer dans la pinède ou sur les rochers pendant que les adultes continuaient à bavarder ou faisaient la sieste. Quel bonheur c’était ! Et, à la fin des vacances, il y avait les fêtes du village. C'était le meilleur moment de l'année que nous attendions tous. Personne ne travaille pendant la semaine et on se couche très tard. On s'y prépare presque un mois à l'avance. Le temps de savoir comment nous allons nous déguiser pour le défilé, de préparer sa robe pour la présentation des fleurs à la Vierge, et d'aménager la cabane faite en canes de roseaux où nous nous retrouvons entre jeunes du même âge. On appelle ça les baraques. Chaque groupe d’amis ou d’habitants du même quartier font leur baraque, même les plus âgés. Ils aménagent un local agricole, ou l’entrée de leur maison, ou bien ils fabriquent une cabane en roseaux dans le jardin. Ils installent une table et des chaises, un petit coin avec un brasero pour faire la cuisine et un bar pour recevoir les invités. Ils y restent presque toute la journée pour manger, boire, chanter et discuter, ne rentrant dans leur maison que pour dormir. Pour nous, les jeunes, c’est l’occasion d’un moment de liberté, loin de la surveillance des parents. Mais les grands sont chargés de surveiller les plus petits pour qu’ils ne fassent pas de bêtises. Et les filles ne se mélangent pas aux garçons qui n'ont le droit de passer que pour faire une visite et boire un coup. Le matin, plusieurs coups de canon nous réveillent et nous allons dans la rue voir le chirimitero passer, jouant de sa drôle de flûte et accompagné par un tambour. Ensuite, c'est la banda qui passe pour jouer des paso-doble et là, je regarde mon Pepito qui joue de la clarinette, fier comme un coq avec son costume bleu-marine. Il ne détourne pas le regard, même s'il sait que je le regarde, tout absorbé dans la lecture de sa partition fixée sur la clarinette. Qu'est-ce que je suis fière de lui ! Ensuite, nous allons à la messe du matin puis dans notre baraque jusqu'au repas. L'après-midi après la sieste, on lâche les vachettes dans la rue principale, fermée de chaque côté. Les hommes essaient de jouer aux toreros. C'est à celui qui sera le plus vaillant et il y en a parfois qui reçoivent des coups de cornes et sont blessés. En fin de soirée nous nous déguisons pour le défilé masqué ou bien nous mettons des robes de princesse ou de fée pour le défilé de chars (ce sont les tracteurs qui tirent des charrettes maquillées) et nous parcourons toutes les rues en jetant des bonbons aux petits. A la tombée de la nuit, on allume la traca dans la rue principale (ce sont des gros pétards reliés par une mèche et attachée à une corde) ça fait un bruit assourdissant et après, la rue est pleine de fumée. Puis nous retournons à la baraque pour dîner et ensuite c'est le bal sur la place avec un orchestre qui fait danser les jeunes comme les vieux. A la fin du bal, vers quatre heures du matin, nous rentrons nous coucher en enviant les garçons qui restent pour jeter des cohets borachos dans la rue. Ce sont d'énormes pétards qui partent dans tous les sens avant d'exploser et le jeu consiste à savoir les éviter. Gare à celui qui s'en prend un, car il peut se faire brûler méchamment. La journée la plus solennelle est celle de la grande procession, le jour de Sant Bartolomeu, saint patron du village. A la tombée de la nuit, la procession part de la Ermita, la petite chapelle au-dessus de la colline, dans laquelle se trouve la statue en plâtre de Sant Bartolomeu. La statue, dressée sur un palanquin porté par six hommes, est emmenée jusqu’à l’église sur la place du village. Le maire, entouré de deux phalangistes en uniforme, faisant le salut fasciste, est en tête de la procession, suivi du curé et de ses enfants de chœur. Puis arrive la statue du Christ sur sa croix, portée par quatre hommes, suivie par le chirimitero et la fanfare invitée pour les fêtes (généralement celle d’un village voisin) et enfin le palanquin portant la statue de San Bartolomeu, richement habillé de rouge et or, suivi de la banda municipale jouant un air si triste que j’ai des frissons rien que d’en parler. Pour finir, ce sont tous les gens du village qui défilent, vêtus de leurs plus beaux habits, en tenant une bougie allumée. La soirée se termine par des feux d'artifices, suivis d’un grand bal sur la place.

Je pourrais en raconter comme ça pendant des heures sur la vie de mon village, mais cela me pèse d’en parler au passé, comme si tout cela était fini pour toujours. Je suis si triste, tout à coup. Pourquoi sommes-nous donc condamnés à partir et quitter notre si beau village ? Car je ne pense pas faire la fière en disant qu’il est vraiment beau, mon village, construit sur un éperon rocheux au pied d’une grande montagne appelée le Pic de la cloche, car il parait que, depuis la mer, elle ressemble à une cloche que les marins repèrent de loin. Et sa source est réputée dans toute la région car elle ne tarit jamais, même en période de grande sécheresse. Alors, pourquoi sommes-nous si pauvres ? J’ai bien du mal à comprendre. Je sais bien que la terre ne permet plus de nourrir ceux qui n’en ont guère. J’ai assez vu mon père partir dans la montagne pour aller garder les chèvres et arracher des racines pour faire du charbon de bois. Ma mère allait lui porter à boire et à manger pour la semaine. Elle grimpait le sentier caillouteux avec une jarre remplie de seize litres d’eau et un gros panier posé sur sa tête, contenant du pain, du lard et d’autres choses à manger. Parfois, elle était si fatiguée lorsqu’elle rentrait qu’elle tombait d’épuisement. Un jour, ma petite sœur l’a trouvée allongée par terre et s’est mise à pleurer, croyant qu’elle était morte. Parfois, nous allions voir papa le dimanche et nous restions dormir dans la petite maison où il passait ses nuits tout seul avec ses chèvres. Nous dormions par terre sur une natte à côté des chèvres et je me souviens que ma sœur était morte de peur à cause des gros vers de terre et de toutes les bestioles qui rampaient. Ma pauvre petite sœur Carmencita, elle n’a presque pas ouvert la bouche depuis que nous sommes partis. Elle est si sensible et tellement chétive à force de si peu se nourrir. Maman avait beau la supplier de manger son riz ou le pain de maïs qui nous remplissait le ventre tous les jours, elle préférait se nourrir de fruits qu’elle chapardait à droite et à gauche. Elle a eu encore plus de peine que moi à partir. Elle s’accrochait aux jupes de tia Guadalupe qui nous avait accompagnés à l’arrêt de l’autobus et maman a dû la tirer pour l’en arracher. Moi aussi, j’ai pleuré quand ma tante m’a laissé son foulard en soie en souvenir d’elle, comme si elle nous voyait pour la dernière fois. Et je sais qu’après notre départ, elle a allumé una mariposa. Ce sont ces petites mèches piquées dans un morceau de carton qui flotte sur de l’huile d’olive versée dans un verre. Cela doit nous porter bonheur pour le voyage, mais si la mèche s’éteint, c’est mauvais signe !

 

*

 

Il faisait déjà nuit depuis lorsque nous sommes arrivés à Barcelone où il fallait changer de gare pour reprendre le train qui partait vers la France. Nous avons dû prendre un autobus pour traverser la ville qui m’a éblouie, avec toutes ces lumières, ces voitures de toutes marques et ces taxis jaunes et noirs, ces devantures de magasins que j’imaginais immenses et remplis de belles choses que je ne pourrais jamais me payer. J’écoutais avec surprise les gens qui parlaient  dans l’autobus. Cela ressemblait beaucoup au valencien, mais avec beaucoup de mots que je ne comprenais pas. Papa m’a dit que c’était du catalan. Beaucoup parlaient aussi le castillan que j’avais appris à l’école, mais qu’on ne parlait pas en famille. Papa m’a expliqué que le général Franco voulait interdire aux catalans de parler leur langue pour les punir de lui avoir résisté si longtemps. J’ai vu aussi des femmes habillées avec des manteaux de fourrure et je me suis dit que, quand mon mari gagnera de l’argent en France, je m’en paierai un pareil. Mais ce sont surtout les  cinémas qui m’ont le plus impressionnée, avec leurs enseignes lumineuses et leurs affiches géantes. Au village, nous avions aussi un cinéma et c’était papa qui s’en occupait pour gagner sa vie, mais depuis Franco, beaucoup de personnes ne payaient plus leur place de cinéma. Le maire venait avec toute sa famille gratuitement, ainsi que beaucoup de gens bien placés. Alors papa n’a plus réussi à vivre du cinéma, c’est pour cela qu’il a été obligé de garder les chèvres dans la montagne et qu’il a voulu partir travailler en France. Moi, j’adorais regarder des films, surtout les films américains avec Clark Gable. Comme il est beau, avec sa petite moustache et ses cheveux gominés ! Après la séance, comme c’était le samedi soir, on rangeait les chaises et on dansait. C’est mon papa qui jouait de l’accordéon. Qu’est-ce que j’étais fière de lui ! C’est là que j’ai dansé pour la première fois avec mon Pepito. Je l’ai vu arriver avec ses copains, les cheveux bien peignés en arrière, un peu comme Clark Gable. Il m’a tout de suite regardée, mais il a mis longtemps avant de venir m’inviter. Sûrement qu’il n’osait pas, car il n’a dansé avec personne d’autre. Lorsque papa a entamé un tango avec son accordéon, il est venu m’inviter. J’avais les jambes coupées en allant sur la piste et peur de ne pas savoir assez bien danser. Mais il avait l’air aussi mal à l’aise, se tenant tout raide et trop éloigné de moi. Mais il faut dire que les gens nous regardaient, surtout ma tante Guadalupe qui était très stricte, et un garçon ne devait pas serrer une fille de trop près. Guadalupe est restée célibataire et vit avec sa sœur aînée Mercedes qui ne voit pas bien clair. Je ne sais pas si elle ne s’est jamais mariée pour s’occuper de sa sœur ou parce qu’elle avait peur des hommes, mais en tout cas, elle m'a dit souvent de me méfier des garçons. C'était pareil pour les fêtes. Tous les soirs, au bal sur la place, Guadalupe restait assise sur sa petite chaise en paille et nous surveillait, moi et mes cousines, pour voir si la distance entre nous et les garçons, quand nous dansons le paso-doble ou le tango, était réglementaire. Mais je l'aime bien tout de même et elle va me manquer. C’est elle qui s’occupait de moi et de ma sœur lorsque maman partait avec papa dans la montagne et lorsqu’ils sont partis en France pour le décès du plus jeune frère de mon père. Et j’ai toujours aimé aller dans sa maison qui est celle de mes grands parents et qu’elle partage avec sa sœur. Nous donnions à manger aux poules et nous l’accompagnions parfois aux champs avec le bourriquot pour l’aider à ramasser les olives ou les amandes et cueillir les oranges, les figues et les grenades.  Carmencita se gavait tellement de fruits qu’elle en avait parfois une indigestion.

La gare de France de Barcelone est beaucoup plus belle que l’autre, avec une belle verrière arrondie pour abriter les gens de la pluie et des trains plus beaux aussi, avec des banquettes recouvertes de moleskine, comme si Franco voulait montrer aux Français que les Espagnols n’étaient pas que des pouilleux. C’était tellement confortable que je me suis endormie presque tout de suite. Mais je n’ai pu dormir que quelques heures, car nous avons encore dû changer de train à la frontière. Papa m’a expliqué que c’est parce qu’en France, les voies n’ont pas la même largeur. Quel chambardement quand tout le monde est descendu, les hommes avec les valises et les femmes qui portaient ou tenaient la main de leurs enfants. Puis il a fallu faire la queue pour passer la douane, ça n’en finissait plus. Les gardes-frontière espagnols regardaient les papiers, puis la personne pour voir si c’était bien elle qui était sur la photo. Ils posaient souvent des questions et demandaient même des fois d’ouvrir les valises comme pour nous embêter. Lorsque ce fut notre tour, j’ai bien regardé le policier droit dans les yeux pour lui montrer que je n’avais pas peur. Puis il a fallu recommencer à la frontière française. Enfin mon père a dit : « Ça y est, les filles, nous sommes en France ! »

Mais j’avais froid et j’étais tellement fatiguée que je n’ai même pas réagi. Nous sommes montés dans un autre train et je me suis presque aussitôt rendormie.

 

*

 

Maman nous a réveillées pour nous dire que nous allions arriver à la gare  près du village où habitait sa sœur Dolorès. Elle aussi était partie en France depuis longtemps et s’était mariée avec un français. Ils avaient quatre enfants, mes autres cousins que je n’avais jamais vus. Nous avons mangé la dernière part de coca et l’orange qu’il nous restait, puis papa a demandé quelque chose au contrôleur et a dit de nous préparer. Heureusement que papa sait un peu parler français. Le train s’est arrêté dans une gare où j’ai pu lire Remoulins sur une pancarte et nous sommes descendus. Personne ne nous attendait, mais papa a dit que le salon de coiffure du mari de Loli, l’une des filles de Dolorès, n'était pas très loin de la gare, dans la rue principale. Nous y sommes allés à pied avec nos valises. C’était la première fois que je marchais dans une rue française, entendant des gens qui ne parlaient pas ma langue, voyant des boutiques où les prix n’étaient pas marqués en pesetas, et des voitures que je n’avais jamais vues garées le long du trottoir. Les passants nous regardaient avec curiosité, mais je m’en moquais bien car j’étais heureuse. Nous nous sommes arrêtés devant le premier salon de coiffure et papa est allé demander où nous pouvions trouver Loli Jorda. Il est ressorti avec un homme pas très grand en blouse grise qui s’est présenté comme le mari de Loli et nous a toutes chaleureusement embrassées en manifestant sa joie de nous voir. Puis il nous a dit d’entrer dans le salon de coiffure pour attendre ma cousine qui allait venir nous chercher, car il l’avait prévenue de notre arrivée avec le téléphone. Quelle chance elle a, ma cousine, d’avoir le téléphone, ai-je pensé. Nous étions un peu gênées parce qu’il y avait des clients qui attendaient dans le salon de coiffure, mais le mari de Loli a su nous mettre à l’aise en plaisantant avec tout le monde. Lorsqu'elle est entrée dans le salon, Loli a crie sa joie en nous voyant. Elle s’est déjà dirigée vers maman qu’elle a serrée dans ses bras, en lui disant plein de choses que je n’ai pas comprises, et maman non plus d’ailleurs, qui hochait le tête en faisant croire quelle comprenait, puis ma cousine est venue nous embrasser. Elle est un peu plus âgée que moi et me ressemble un peu, en plus blonde. Pendant ce temps, Paul, le mari de Loli, avait téléphoné à l’oncle Jaime pour qu’il vienne nous chercher en voiture. La famille Jorda habitait à Comps, un petit village où ils possédaient un mas et faisaient de la culture, surtout des fruits et des légumes qu'ils vendaient au marché.

Les retrouvailles de maman avec sa sœur furent un moment mémorable. Vingt ans qu'elles ne s'étaient pas revus ! Elles pleuraient, riaient, se disaient des choses du passé puis pleuraient encore. Dolorès et Maman se ressemblent comme deux sœurs jumelles, elle a eu sa fille Odette le même jour et la même année que moi. Je croyais rêver. J'ai fait la connaissance d'Odette qui parle un peu castillan car elle l'apprend à l'école, puis de ses frères aînés, Lucien et Manuel. Loli était restée à Remoulins, mais je devais la rejoindre le lendemain car il n'y avait pas assez de place dans la maison de Dolorès pour coucher tout le monde. Mon premier dîner en France fut pour moi un souvenir inoubliable. Jamais, je crois, de toute ma vie, je n'avais vu autant de choses sur une table. J'ai mangé de la viande de bœuf pour la première fois, avec des pommes de terres qui n'étaient pas bourratives comme celles que nous mangions parfois à la maison, et plein de choses que je ne connaissais pas. Si le repas fut calme au début, chacun étant concentré sur son assiette, surtout nous autres qui n'avions mangé que de la coca et des oranges depuis deux jours, ce fut vite un vrai brouhaha lorsque tout le monde se mit à parler, mélangeant français, valencien, castillan et catalan. Le petit déjeuner du lendemain fut également inoubliable, surtout pour Carmencita que je vis pour la première fois manger avec un appétit d'ogre, répétant que bô ! toutes les deux minutes en se régalant, pour la première fois de sa vie, de tartines de bon pain blanc avec du beurre et de la confiture de fraises. Nous sommes restés deux semaines chez la famille de tía Dolorès. Moi je suis restée avec ma cousine Loli à Remoulins, qui est devenue pour moi comme une vraie sœur. Nous allions nous promener tous les après-midi le long du Gardon avec Alain, son fils de deux ans, qui m'a tout de suite adoptée comme sa tata Malou. Je n'arrêtais pas de lui faire des câlins et des bisous, de lui chanter des petites chansons pour les enfants comme celle de la louve avec ses cinq louveteaux ou de la poule Tita, ce qui le faisait rire aux éclats. C'est là que je me suis rendu compte que j'aimais vraiment les enfants et je me suis promise d’appeler Alain mon premier fils. Au bout de quinze jours, j'avais déjà fait de gros progrès en français grâce à Loli et son petit..

 

*

    L'arrivée de Malou à Comps racontée par sa cousine Odette

 

  Ce jour là le facteur frappe à la porte «  Une lettre d'Espagne » annonce-t-il. Je me précipite, mais papa a déjà tendu la main et décachète la lettre.« Dolorès, voilà des nouvelles de Finestrat » et tout joyeux ajoute « ils vont bientôt arriver. »

C'est vrai que depuis quelques temps on parle beaucoup de l 'arrivée, chez nous, de ma tante Carmen , la soeur de maman, de son époux et de leurs deux filles. C'est la première fois qu'ils viennent en France. Je ne connais pas non plus leur petit village (Finestrat) Ce mot est magique pour moi. C'est « une fenêtre » ouverte sur l'Espagne, sur le lieu de mes racines. Mon père m'en a tellement parlé que je l'imagine bien, blotti entre la mer avec la plage la Cala et la montagne avec  son Puig Canpana et puis la calle major, la Ermita, la Font del Moli......Mes cousines vont sûrement me raconter la vie là bas et me parler de notre petite grand-mère borgne qui n'a pas pu être du voyage. Notre abuelita arrivera plus tard  pour terminer sa vie chez nous au mas de Comps .En attendant, je meurs d »'impatience. Je rêve de ma cousine Marujin, ma cousine jumelle dis-je car nous sommes nées le 20 mars 1933 le même jour, même mois, même   année, seule l'heure reste incertaine . Nous aurons bientôt 18 ans. Nous n'avons pas la même culture, ni la même vie. Moi, je suis encore pensionnaire au lycée de Nîmes. Elle, je sais qu'elle a déjà un fiancé de sept ans plus âgé qu'elle, cela m'impressionne ! Puis, il y a Carmencita qui a six ans de moins que nous.  Je pense qu'elle aura bien besoin de moi pour s'adapter à ce pays qu'elle va découvrir. J'imagine  aussi le bonheur de maman qui n'a pas vu  sa sœur depuis bien longtemps. Depuis l'arrivée de la lettre, je suis dans une attente fébrile. Chaque fois que je viens voir mes parents (deux fois par mois selon le règlement de l'internat) j'espère en savoir plus.

 

  Or ce jour, de février 1951, comme à son habitude, mon père m'attend à la descente du car.

Avec un grand sourire il me dit « Il y a une surprise pour toi à la maison » Impossible d'en savoir plus  Nous prenons, à pied, le chemin qui mène à notre ferme et à peine arrivés devant la porte j'entends des voix. Ce sont des échanges en espagnol que je comprends très bien car j'étudie cette langue au lycée. La porte s'ouvre et une immense émotion m'envahit. Ma mère a un visage radieux. Ma tante me serre fort dans ses bras, mon oncle me sourit. Et puis, je vois Marujin et  Carmencita. J'embrasse très fort la plus jeune qui me paraît très réservée et je me jette au cou de Marujin. Elle est très belle, plus grande que moi, blonde, aux yeux rieurs, joliment vêtue. Moi, j'ai encore mon uniforme bleu marine de lycéenne. C'est moi la plus intimidée. Je me suis tout de suite sentie très proche de toi et nous avons aussitôt échangé quelques mots en espagnol  Pendant que Carmencita restait dans les jupes de sa maman tu étais très sollicitée. Chacun d'entre nous voulait t'accaparer. Lulu  voulait t'emmener au village. Manou voulait te faire découvrir la région. Finalement c'est Loli et Paul qui t'ont proposé de venir chez eux à Remoulins. Leur petit Alain était si mignon que tu as choisi ce prénom pour ton premier enfant. Quand j arrivais le samedi je n'avais qu'une hâte c'était t'emmener voir mes copains C'est alors que je te dis « Comment veux-tu que je te présente à mes copains avec ce prénom si difficile à prononcer pour un Français . Serais-tu d'accord pour que l'on t'appelle Malou ? Ce sera plus simple  et cela te va très bien» Voilà comment  ce prénom Malou ne t'a plus quitté. 

Le soir à fête du village j'étais très fière de présenter ma cousine Malou , à mes amis d'enfance, et surtout de te présenter Gérard mon amoureux. Il y avait un peu de jalousie la dessous ! Je ne voulais pas être en reste!Toi tu avais déjà un fiancé .Tu m'avais montré sa photo. C était un beau jeune homme, un «  Hidalgo » aux yeux mystérieux et doux. Tu avais bien choisi! Mon frère Lulu, qui nous accompagnait, ne nous quittait pas d'une semelle suivant les recommandations de nos parents.  Mais tu étais si jolie que bientôt un garçon est venu t'inviter à danser. Tu as refusé énergiquement. Tu devais penser à ton Pepito, ton amoureux resté en Espagne en attendant la possibilité de venir te rejoindre.  Une fois Pepito arrivé à Fraisans chez l 'oncle Henri, votre petite famille prendra le train pour  le retrouver. J'étais heureuse pour toi car je savais que l'homme de ta vie t'attendait. Mes parents auraient bien voulu que vous vous installiez près de chez nous. Mais en Franche Comté, c'était plus facile de trouver du travail.

Cependant , nous nous reverrons bientôt. En septembre, vous viendrez faire les vendanges au mas des Trois Fontaines dans un petit village voisin. De longues journées de travail harassant pour vous, la reprise des cours au lycée pour moi, nous empêchaient de nous voir souvent.

 

Les événement de la vie, la distance nous ont bien souvent séparées mais j'ai toujours gardé intactes en moi et encore aujourd'hui, soixante ans après, cette forte émotion et cette immense joie que j'ai éprouvées ce jour de février 1951 où toi, ma cousine préférée, tu es arrivée à Comps. 

 

*

Mais il a fallu repartir, car pour que nos papiers soient en règle, nous devions nous présenter à la mairie de Fraisans et papa devait travailler pour gagner de l'argent. Et me revoilà dans le train, à regarder le paysage défiler, tout en pensant à plein de choses et surtout à Pepito. Je lui ai envoyé une lettre depuis Remoulins pour lui raconter notre premier séjour en France et je lui ai dit combien il me manquait. Puis nous avons changé de train à Lyon.

« C’est une très grande ville. Le nom se prononce en français comme celui de l’animal, lion », a dit mon père.

J’ai essayé de le prononcer en français, mais papa s’est mis à rire.

« Si tu dis lionne, c’est la femelle du lion », m’a t-il dit.

 Et il riait de plus belle, bientôt accompagné par Carmencita et maman. C’était sûrement nerveux, mais je n’aime pas qu’on se moque de moi. Alors, j’ai fait la tête, tout en essayant mentalement de prononcer le on. Il faut que je m'entraîne à bien prononcer le français, au moins aussi bien que Pepito, même s'il n'arrive pas à ne pas rouler le r, alors que moi, j'y arrive déjà. Il m’a dit que c’était plus facile de prononcer le français pour ceux qui parlent valencien, car il y a beaucoup de mots et de sons qui se ressemblent.

 

Maintenant, nous traversons des champs labourés à perte de vue. On voit aussi de jolies maisons en briques et bois mélangés, avec un grand avant-toit où sèche du maïs. Et plein de poules qui picorent dans les champs. La France doit être un pays prospère, avec toutes ces cultures. Pas comme chez nous où tout et sec et rien ne pousse si on n’irrigue pas. Heureusement, nous avons la source de la Font del Moli qui alimente tout un réseau de canaux d’irrigation. Il paraît qu’ils existent depuis l’époque arabe et que c’est même eux qui on inventé l’irrigation. J’ai appris ça à l’école. La maîtresse nous a dit que l’asequia qui désigne le canal d’irrigation se dit pareil en arabe. Beaucoup de mots castillans viennent de l’arabe, et presque tous les mots avec una jota comme mujer. Mais moi, je préfère dire dona ou dama en valencien, c’est plus joli. Grâce à l’irrigation, on peut tout cultiver, surtout les oranges et les légumes, mais cela ne suffit pas pour vivre. Dès qu’on quitte le village, il n’y a plus que les oliviers qui poussent et il en faut beaucoup pour pouvoir vendre son huile. Hum ! Je repense aux beignets de tía Guadalupe, bien sucrés avec ce goût un peu piquant de l’huile d’olive à la fin de la jarre. Et quand il n’y avait plus d’huile, elle faisait du savon avec ce qu’il restait au fond. Rien ne se perdait ! Cela me donne faim. Est-ce qu’on va bientôt arriver ?

   

Le train commence à traverser une forêt. C’est triste, tous ces arbres sans feuilles et ces pins vert-foncé, pointus et touffus, que papa appelle des sapins. Il m’a dit qu’on les mettait dans les maisons pour Noël et qu’on plaçait les cadeaux dessous. C’est bizarre ! Chez nous, on distribue les cadeaux le jour des Rois. Cela me paraît plus normal puisque ce sont les Rois Mages qui ont apporté les cadeaux pour le petit Jésus. Je connais même leur nom : Gaspar, Melchior et Balthazar. Au village, le six janvier, trois hommes se déguisent en Rois Mages. L'un est grimé en roi africain, le second déguisé en maure et le troisième a une longue barbe blanche et s'appuie sur un long bâton. Ils ont des hottes et déposent les cadeaux que les enfants ont commandés sur le balcon de chaque maison.. Je connais bien l’histoire de Jésus que j’ai apprise au catéchisme. Nous sommes très croyants dans la famille et dans tout le village. Et lorsque les rouges ont saccagé la chapelle pendant la guerre civile et qu'ils ont jeté la statue de Sant Bartolomeu, notre saint protecteur, en bas de la colline, les femmes sont allées ramasser les morceaux. C’est tía Guadalupe qui me l’a raconté, car elle a aidé à recoller les morceaux de la statue. Il n’y a qu’un petit doigt qu’elles n’ont pas retrouvé et on voit bien qu’il lui manque lorsqu’on le regarde passer le jour de la procession. La religion a beaucoup d'importance en Espagne. Toutes les femmes de la famille portent un prénom se rapportant à la Vierge. Il y a Mercedes, Carmen, Dolorès, Gracia et moi je m’appelle Maria mais on dit toujours Maruja, c’est un diminutif, comme Carmencita ma sœur et Loli ma cousine. Et mon fiancé s’appelle Joseph, mais on l’appelle Pepito. Si j’ai une fille, j’aimerais bien l’appeler Milagro ou Pilar, mais je ne crois pas que j'appellerai mon fils Jésus. On ne peut se marier qu'à l'église et il est interdit de divorcer. Les gens qui ne vont pas à la messe le dimanche sont mal vus. Mais tout le monde sait que beaucoup se forcent à y aller, simplement pour ne pas se faire remarquer, comme papa qui n'est pas très croyant et qui m'a raconté que les curés et les évêques étaient tous pour Franco. C'est pour ça que les anarchistes s'en sont pris aux églises. Mais Dieu et Jésus n'y étaient pour rien, dans leurs histoires de politique !

« Cette fois-ci, nous sommes bientôt arrivés », a dit papa, me tirant brusquement de ma rêverie.

J’ai hâte de voir la ville de tío Enrique où nous allons nous installer sûrement pour pas mal de temps. Il a écrit dans ses lettres que la ville est construite au bord d’une grande rivière et à côté d’une immense forêt où l’on peut apercevoir des cerfs et cueillir des champignons. Il a dit aussi qu’il peut faire très froid et qu’il tombe souvent de la neige en hiver. Peut-être y en aura t’il encore lorsque nous arriverons. J’aimerai bien marcher dans la neige. J’en ai déjà vu depuis le village sur le sommet des montagnes, mais quand il y en a partout, cela doit être très beau. Mais je ne croyais pas si bien dire : j’aperçois des taches blanches dans les champs ! 

   « Mamita, Carmencita, regardez ! Il y de la neige.»

Mais Carmencita fait la trogne. Elle dit que ça ne lui plait pas, ici, et qu’elle préfère son pays. Papa a commencé à descendre les bagages rangés au-dessus des sièges et mon cœur s’est mis à battre de plus en plus vite. Puis le train a ralentit. "Nous y sommes" a crié papa au moment où le train stoppait et que l'on annonçait dans le haut-parleur :

 « Ranchot, trois minutes d’arrêt. »

 

Nous étions les seuls à descendre et nous nous pressions de peur que le train ne reparte avant que nous ne soyons tous descendus. La gare était toute petite et il faisait un froid terrible, avec une petite couche de neige gelée sur les quais. J'ai vu de l’autre côté des rails quelqu’un qui nous appelait en faisant de grands signes. Enrique ! cria mon père. Il voulut traverser la voie pour le rejoindre, mais le chef de gare lui dit qu’il devait prendre le passage souterrain. Ils sont aussi sévères qu’en Espagne pensai-je. Tio Enrique nous serra tous dans ses bras l’un après l’autre, souleva même Carmencita qui était légère comme une plume parce qu’elle ne mangeait rien et me dit que j'étais « une belle et grande fille. » J'eus envie de lui répondre que c’était parce que moi, je me forçais à manger le pain de maïs, même si je ne l’aimais pas, mais je me suis contentée de sourire. Enrique, dont je n’avais que des souvenirs lointains, était un bel homme, grand avec des cheveux bruns, alors que mon père était plutôt châtain comme moi, et surtout, il était très bien habillé, portant une jolie veste en velours sur une chemise blanche et un pantalon fait dans du tissu qui devait coûter cher. On devait bien gagner sa vie, en France. Et j’imaginais déjà Pepito quand il pourrait porter de si beaux habits. Enrique, qui n’avait pas de voiture, avait demandé à un ami pour venir en voiture, car Fraisans était à quelques kilomètres,  et nous sommes tous montés dedans en nous serrant. Depuis la route qui descendait vers la rivière, nous vîmes bientôt surgir d’immenses cheminées en briques.

 « Ce sont les anciennes forges, dit tio Enrique. Elles sont maintenant fermées, mais les maisons des ouvriers sont encore habitées. C'est là que vous serez logés. Ce n’est pas bien grand, mais c’est un endroit agréable. Il y a des petits jardinets devant les maisons. On peut planter des fleurs et avoir quelques légumes. »

La voiture a stoppé devant l’une des petites maisons mitoyennes qui se ressemblaient toutes et tio Enrique est descendu de la voiture pour aller ouvrir la porte. Un voisin est sorti pour nous regarder et a dit bonjour. Il semblait âgé, était vêtu d'une veste et d'un pantalon de toile bleue et portait une casquette sur la tête. Un ancien ouvrier des forges, ai-je pensé. J'ai regardé Carmencita, qui avait une tête toujours aussi renfrognée, l'estomac un peu noué moi aussi. Il faut dire que c'était plutôt tristounet, toutes ces maisons grises un peu décrépies avec des volets verts, des jardinets clôturés recouverts de neige sale où perçaient parfois quelques poireaux ou bien dans lesquels un chien sortait de sa niche pour aboyer. Et le froid humide qui nous a enveloppés quand nous sommes entrés dans la maison n'a rien arrangé. Un corridor à l'entrée donnait sur une grande cuisine où trônait un énorme poêle à bois. Un évier émaillé et un fourneau garnissaient le mur du fond et l'ameublement se résumait en un buffet bas, une table en bois et quatre chaises. Deux portes ouvraient sur les chambres, une pour les parents et l'autre pour les enfants. Nous avons ouvert la valise sur le lit et rangé nos maigres affaires dans la commode sans dire un mot. Pour me réconforter, je me suis dit que, quand Joseph arriverait, que nous nous marierons et que nous aurons un peu d'argent, il nous faudra trouver un petit nid d’amour pour rien que nous deux. L'oncle Henri avait allumé le feu et chargé du bois dans le poêle, puis, sans oublier de laisser les portes des chambres ouvertes pour qu'elles soient chauffées, nous avons accompagné Enrique pour qu'il nous présente sa femme Henriette que je n'avais jamais vue. Elle n’était pas très grande, avec des cheveux châtains bouclés, et portait des lunettes. Elle ne parlait pas espagnol puisque c’était une fille du village que mon oncle avait épousée. Je lui répondit fièrement bonjour en français lorsqu’elle m’embrassa. Elle rit en me disant que je parlais déjà très bien français, mais elle n’avait pas su prononcer mon prénom qu’elle avait transformé en Maloura. Alors, je lui ai dit qu'elle pouvait m'appeler Malou, puisque c'est déjà ainsi que l'on m'appelait à Remoulins. Ils habitaient un bel appartement juste au-dessus de la boulangerie et nous sommes restés le soir pour manger. Elle avait préparé un rôti de porc avec des pommes de terre, mais je me suis surtout régalée avec le dessert qui était un gâteau à l'ananas venant de la boulangerie juste en dessous. Nous sommes allés nous coucher tôt et nous nous sommes réveillées frigorifiées le lendemain. Le poêle s'était éteint et nous avons dû tout de suite nous habiller pour ne pas mourir de froid. Carmencita rouspétait en disant qu'elle ne se ferait jamais à ce bled, et moi j'avais aussi un peu l'ennui du pays, mais maman nous a réconfortées, en nous racontant comment cela avait été dur pour elle aussi, la première fois où elle était venue en France avec papa. Elle était allée acheter du bon pain blanc à la boulangerie pour faire des tartines avec du beurre et cela nous a tout de suite remonté le moral. Puis nous sommes allées nous promener dans la ville.

Fraisans est un petit bourg assez animé et je m'y suis tout de suite plu. Bien-sûr, ce n'est pas comme en Espagne où tous les gens sortent le soir pour se promener et où les femmes s'assoient sur une petite chaise en paille pour discuter en regardant les gens passer, mais  dans les cités, tous les gens sont gentils avec nous et serviables. Et j'aime bien aller faire les courses le matin avec maman et tata Henriette (les Français disent tata, c'est drôle !) Carmencita va à l'école, mais elle ne s'y plait pas et pleure souvent le soir en disant que les autres enfants se moquent d'elle parce qu'elle ne comprend rien et que la maîtresse est sévère. Elle lui fait parfois copier cinq-cents fois des sons qu'elle ne sait pas prononcer, comme par exemple le son eu. Papa a tout de suite trouvé du travail dans l'entreprise où travaille l'oncle Henri. Il casse des cailloux pour construire les routes. Heureusement qu'il commence à faire moins froid que lorsque nous sommes arrivés, mais il pleut souvent. Moi, ça ne me dérange pas trop, mais Carmencita n'arrête pas de dire qu'elle ne se plait pas ici, qu'elle n'aime pas le froid et la pluie. Mais c'est le samedi soir que je préfère. Nous nous retrouvons avec tous les Espagnols du village, dont un groupe de jeunes qui s'appellent Los Filipinos, et nous passons la soirée à chanter des chansons espagnoles. Je suis heureuse, mais je le serai encore plus quand mon Pepito sera ici avec moi. 

*

C'est la catastrophe, l'horreur, la fin du monde pour moi ! Papa s'est renseigné à la mairie et on lui a dit que l'administration ne pouvait pas délivrer de certificat d'hébergement pour Joseph car nous ne sommes pas mariés. Je suis effondrée et n'arrête pas de pleurer. Que vais-je faire ? S'il passe clandestinement la frontière, il risque de se faire prendre et de se retrouver en prison, comme il y a deux ans. Mais qu’est-ce que je vais devenir ? Me marier avec Pepito et fonder une famille, c’est le destin que j’ai choisi. Je n’en veux aucun autre. Je ne veux pas m’installer en France sans lui. Et pour y faire quoi ? Travailler en usine comme ma cousine Mercedes et m’occuper de mes parents quand ils seront vieux ? Je préfère encore retourner en Espagne pour le retrouver. Nous arriverons bien à nous débrouiller. Je reprendrai mes études pour être institutrice et lui, il pourrait entrer dans la police, comme son frère André. Mais il est trop gentil, il ne voudrait pas tirer sur les gens. Non, je le verrais mieux comme employé municipal. Mais ce n’est pas sûr qu’ils voudraient de lui, car il faut être dans les petits papiers du maire et sa famille n’est pas bien vue, car ils sont partis en France pour fuir Franco, et il a fait de la prison pour avoir essayé de passer clandestinement en France avec son père il y a quelques années. Et moi d’ailleurs, ne serai-je pas mal considérée parce que ma famille est partie et que j’ai un oncle qui était rouge ? Nous  serions sûrement forcés de quitter le village. Mais finalement, cela me plairait bien d’habiter une grand ville comme Valence ou Barcelone. Pepito pourrait travailler comme garçon de café ou dans une gare, un garage ou construire des immeubles, je ne sais pas moi, mais il finirait bien par trouver un travail pas trop mal payé. Et nous pourrions sortir le soir, aller au cinéma… J’ai mal à la tête à force de réfléchir à tout ça, et les yeux rouges à force de pleurer. De toute façon, il m’est impossible des retourner en Espagne tout de suite et seule, car je suis encore mineure. Je suis forcée d’attendre, mais mes parents cherchent des solutions pour que Pepito puisse venir. Miguel, l'un des Filipinos, m'a dit qu'il pouvait demander le statut de réfugié politique pour avoir des papiers en France, mais il faut qu'il passe la frontière clandestinement. C'est ce que Miguel a fait, et la personne qui l'a aidé à passer pourrait certainement aider Joseph aussi. Il faut que je lui écrive pour lui dire tout ça. Mais, mon Dieu, j'ai tellement peur qu'il lui arrive quelque chose ! Je m'en voudrais toute ma vie.

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