Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
De l'Espagne à la France, la force de l'amour
27 octobre 2012

Joseph

 

JOSEPH

 

Depuis que sa dulcinée est partie, Joseph tourne en rond comme un animal en cage. Il aurait tant voulu partir avec elle, mais c’était impossible. Les parents de Maruja avaient pu obtenir un visa parce qu’ils avaient de la famille qui vivait et travaillait en France et qui leur avait fourni un certificat d’hébergement, mais lui n’avait pas de famille en France. Il était allé à la mairie pour expliquer qu’il voulait rejoindre sa fiancée pour se marier, mais on lui avait bien dit que la demande ne serait pas acceptée s’il ne possédait pas le certificat d’hébergement familial que la France exigeait et s’il n’obtenait pas l’accord des autorités. Bon sang ! Il était pourtant né en France où il avait vécu jusqu à douze ans, avait-il affirmé au secrétaire, mais celui-ci lui avait répondu que ce n’était pas une raison valable. Et le régime ne voyait pas d’un bon œil l’exil des forces vives de la nation. Le Généralissime avait besoin de tous les bras pour reconstruire l’Espagne. « Besoin des forces vives de la nation », tu parles, avait pensé Joseph. Quand on voit comment on est payé et traité en travaillant pour le pays ! Joseph et deux de ses frères avaient en effet participé à la construction du barrage de Vilajoyosa, destiné à créer un réservoir d’eau pour irriguer la plaine côtière. Il s’en souvenait comme d’un cauchemar. Un travail de bagnard pour un salaire de misère en commençant au lever du jour jusqu’au coucher du soleil, avec une courte pause à dix-heures et à quatorze heures pour le casse-croûte. Le chef de chantier était une ordure et les rappelaient à l’ordre chaque fois qu’ils buvaient un coup ou allaient pisser. Un jour, il avait traité de fainéant Vincent, le jeune frère de Joseph, parce que celui-ci s’était arrêté pour boire un peu d’eau. Et comme Vincent lui avait répondu qu’il avait le droit de boire, il l’avait menacé avec sa pelle pour qu’il reprenne le travail. Alors, le sang de Joseph n’avait fait qu’un tour et il s’était précipité avec la pelle qu’il avait en main pour désarmer le salopard en envoyant valdinguer sa pelle.

« Lui, un fainéant ! Si tu savais ce qu’il est capable d’abattre comme boulot à seulement vingt ans » avait-il lancé au petit chef qui repartait la queue entre les jambes.

« Et nous ne sommes pas des esclaves. Alors va demander notre solde au patron, car nous cessons de bosser dès ce soir », avait-il ajouté.

 

La solidarité entre les frères était à cette époque un principe très fort, indispensable dans ce monde où les plus faibles étaient rapidement broyés. Vincent, son jeune frère, tout comme André, était déjà une force de la nature, capable de descendre et remonter de la montagne en portant sur son dos des sacs et des sacs de charbon de bois qu’ils allaient faire pendant l’hiver pour les vendre. Car du travail, dans les années quarante, on n’en trouvait pas, même en acceptant n’importe quoi. Et le peu de terres que leurs parents possédaient ne suffisaient pas à entretenir une famille de cinq enfants. Qui plus est, des garçons robustes qui mangeaient comme quatre ! Heureusement que leur père avait pu travailler en France, comme beaucoup d’hommes du village, et mettre un peu d’argent de côté, mais lorsqu’il était rentré en 1933 avec toute sa famille dans l’espoir de profiter un peu de ses économies en retrouvant son pays, voilà que la malchance s’était acharnée sur eux. Une pluie diluvienne s’abattit sur la région l’année suivante, et un torrent d’eau boueuse dévala la montagne, inondant le village et ravageant sa maison. Mais le plus grave fut que la plupart de ses terres furent dévastées. Les murs des terrasses s’étaient écroulés, la terre avait été emportée et beaucoup d’arbres centenaires avaient été cassés ou déracinés. La Foya, sorte de cuvette fertile où il cultivait tous ses légumes et même du blé, avait été transformée en un lac de boue et de cailloux. Il fut privé de récolte l’année suivante, le temps de remonter la terre, enlever les cailloux et reconstruire les murs en pierre sèche. Pour les amandiers, les orangers et les caroubiers arrachés, c’était une perte sèche. Il dut puiser dans ses économies pour faire manger sa famille.

Mais un fléau encore bien plus terrible s’abattit sur l’Espagne. Les militaires, soutenus par les monarchistes, s’étaient soulevés après la victoire du Front Populaire aux élections de 1936. Une armée partie du Maroc et dirigée par le général Franco remontait vers le nord. On entendait çà et là parler d’exécutions massives de républicains à Séville et Grenade. Les phalangistes paradaient de plus en plus et commençaient à semer la terreur. On parlait aussi d’églises brûlées, de prêtres molestés, de terres et d’usines occupées par les paysans et les ouvriers anarchistes, et de la Catalogne qui avait proclamé son indépendance. Puis Tolède tomba aux mains des franquistes et Madrid fut encerclée. Alors, quand Jaume fut persuadé que plus rien ne pourrait arrêter le rouleau compresseur des armées franquistes et qu’ils allaient, sinon se faire massacrer, du moins devoir vivre comme dans une prison, il décida de refaire ses valises pour la France avant qu’il ne soit trop tard. Bien-sûr, certains le traiteraient certainement de traître ou de lâche, mais il s’en moquait, jugeant qu’il devait avant tout assurer la subsistance et l’éducation de ses enfants, dont trois étaient nés en France, dans la Creuse. Et de toute façon, c’était comme cela depuis très longtemps : il partait travailler en France pour deux ou trois ans, puis revenait en Espagne quelques années et repartait. Il n’avait pas choisi cette vie de semi-nomadisme, mais c’était la seule façon de survivre qu’il avait trouvée. Un pied en Espagne, l’autre en France  qui était devenue sa seconde patrie, pour lui et ses enfants, pour ses trois frères, comme pour beaucoup  d’habitants du village. L’Espagne ne lui avait jamais donné de quoi manger à sa faim, qu’elle se débrouille !  

A la fin de l’année 1936, il prit donc le train avec son fils aîné pour rejoindre la Creuse, où il retrouverait quelqu’un de sa famille ou du village pouvant l’héberger et du travail à volonté. Et le reste de sa famille put le rejoindre de justesse, au moment où les avions allemands commençaient à bombarder Alicante pour préparer l’arrivée des troupes franquistes. Mais Jaume ne savait pas que, quelques années plus tard, il devrait refaire ses valises. Car en 1941, le Service du Travail Obligatoire mis en place par le gouvernement de Vichy sur la demande de l’Allemagne, faisait la chasse à la main d’œuvre étrangère pour l’envoyer travailler dans les usines allemandes.

 

En sortant de la mairie, la fureur avait saisi Joseph. Comment supporter autant d’injustice ? La misère, la guerre et les calamités naturelles avaient déjà gâché la vie de ses parents, n’aurait-il pas lui aussi le droit au bonheur ? Pourquoi ne pouvait-on pas sortir librement de ce pays ? Deux années auparavant, ils avaient déjà tenté de passer la frontière, lui, son père et son frère André et ils s’étaient retrouvés en prison, comme des malfaiteurs. Ils avaient pourtant un laissez-passer en règle, nécessaire pour pénétrer dans la zone frontalière, mais le garde civil qui les avait contrôlés les avait accusés de vouloir passer la frontière. En effet, ils portaient sur eux plusieurs tricots, ce qui avait éveillé ses soupçons. Voyant de plus qu’ils étaient nés en France, il n’avait pas voulu les croire quand ils lui dirent qu’ils venaient travailler dans le coin. Ils furent aussitôt menottés et emmenés à la prison de Gerona, puis transférés à la prison centrale de Barcelone où ils séjournèrent quelques semaines, avant de se retrouver à celle de Valence pour y rester encore plusieurs mois. Joseph se rappelait encore la honte qu’il avait éprouvée quand ils avaient pris le train à Barcelone, menottés et accompagnés de deux gardes civils, comme de grands malfaiteurs, pour être transférés à Valence. Les gens les regardaient avec commisération et il entendit même une vieille dame qui avait dit en les voyant passer : « Ces pauvres petits, si c’est pas  malheureux, à leur âge ! » 

 

Ils n’avaient pourtant rien à se reprocher, n’ayant jamais manifesté d’opinons hostiles au régime et n’étant pas fichés comme des rouges. Joseph avait même  répondu à l’appel des conscrits, pour faire son service militaire en Espagne. Deux années entières sur l’île d’Ibiza. Les premiers mois de classe furent éprouvants, à cuire au soleil ou à se les geler pour surveiller une côte où aucun ennemi ne se montra jamais, à bouffer des sardines en conserve et des haricots bourrés d’asticots, mais au moins il mangeait ! Mais ensuite, il eut la chance d’être enrôlé dans le service des transmissions, parce qu’il faisait partie des plus instruits. Le sergent instructeur avait eu du mal à le croire, lorsque Joseph lui avait dit qu’il  avait son Certificat d’Etudes, la plupart des autres conscrits étant analphabètes. Joseph, comme ses frères, avait été scolarisé quand ils habitaient en France et lorsqu’il était revenu au village à l’âge de 12 ans, il était allé à l’école communale, avait appris le castillan et passé avec succès son Certificat d’Etudes, bagage qui lui sera d’une grande utilité par la suite. A la fin du service militaire, il avait même réussi à se faire enrôler comme planton au service d’un gradé qui le chargeait de faire les courses pour sa femme, et même parfois de garder ses enfants. Les gosses étaient gentils et il pouvait prendre tous les livres qu’il voulait dans la bibliothèque pour continuer à s’instruire sur l’Astronomie, l’Histoire ou la Géographie.

   Et voilà comment on l’avait remercié et considéré, en le foutant en taule comme un bandit de grand chemin, avec pour seule preuve à sa charge, le fait d’avoir plusieurs pull-overs sur lui ! Et son frère André qui, à treize ans; était allé jusqu’en Andorre pour passer en France avec son frère aîné. Il avait bossé sans papier pour un négrier qui ne l’avait pas payé et ils avaient fini par se faire choper en voulant passer le col d’Envalira. Il en avait assez de ce pays, où on crevait de faim et où on mettait les gens en prison pour un rien. Il se raccrocha encore à l’espoir que sa Maruja, qui avait promis de lui écrire dès qu’elle serait arrivée en France, ait pu obtenir un certificat d’hébergement, sinon, il partirait de toute façon, quels qu’en soient les risques.

  Il trépignait depuis des jours lorsque la missive de sa bien-aimée arriva, lui amenant à la fois réconfort et déception. Elle l’aimait, elle attendait avec impatience sa venue et avait hâte de se marier. La petite ville où elle habitait avec ses parents était plaisante, même s’il faisait un peu froid. Son oncle et sa tante étaient très gentils, ainsi que les voisins et il y avait un petit groupe d’espagnols qui venaient souvent à la maison.. Mais elle lui expliquait aussi qu’elle n’avait pas pu lui obtenir de certificat  d’hébergement car il n’était pas membre de la famille. Il restait la solution de l’asile politique, mais il devait passer la frontière clandestinement. Elle lui parlait d’un réfugié politique originaire de Madrid qui était dans le groupe des Espagnols de Fraisans. Il lui avait raconté comment il avait pu passer la frontière par l’intermédiaire d’un brave type de  Figueras qui connaissait des passeurs et avait une tante à Perpignan qui pouvait l’aider, une fois franchie la frontière. Elle lui donnait toutes les indications en précisant : « Fais bien attention, mon amour. Je ne veux pas qu’il t’arrive quelque chose ou que tu finisses en prison. Je t’aime tant, que je ne pourrais pas m’en remettre. Sois très prudent et ne prends pas de risque. » Sans la moindre hésitation, Joseph  prépara quelques vêtements qu’il mit dans une petite valise en bois et pris le train le lendemain pour Figueras.

 

Arrivé à destination, Joseph entra en contact avec l’homme que Maruja lui avait indiqué. Celui-ci l’écouta, lut le passage dans la lettre qui le concernait et quand il fut certain que Joseph n’était pas un mouchard, il lui raconta comment il avait aidé beaucoup d’exilés républicains à quitter le pays. Mais il lui expliqua qu’il avait perdu contact avec la filière des passeurs. Il pouvait les retrouver, mais cela prendrait du temps et coûterait certainement de l’argent. Comme Joseph lui répondit qu’il n’en avait pas, l’homme lui indiqua une carrière de pierres où il pourrait être embauché pour quelque temps. Le lendemain matin, Joseph se présentait au contre-maître pour se faire embaucher. Celui-ci  lui montra une massette à casser les cailloux et lui dit en montrant un bloc de pierre :

- Essaye de le casser en petits morceaux !

Joseph avait déjà fait du terrassement et savait se servir d’une pioche et d’une pelle, mais  n’avait jamais fait ce genre de travail. Il tapa très fort au milieu du bloc, mais ne réussit qu’à l’ébrécher.

- Cherche les fissures, pour le débiter d’abord en feuilles, lui dit le contre-maître.

Joseph s’exécuta de son mieux et réussit à en enlever un morceau.

- Bien! fit l’homme. Maintenant, essaye d’en faire des morceaux à peu près égaux de la grosseur du poing.

Au début, ce ne fut pas facile, puis Joseph maîtrisa vite la technique et fut embauché. Le labeur était dur et monotone, mais Joseph avait besoin d’argent et travailler de force ne lui avait jamais fait peur. Comme la carrière était assez éloignée de la ville, l’employeur lui proposa une chambre dans une maison à proximité qu’il partagerait avec un autre, moyennant une petite retenue sur sa paye, bien évidemment. N’ayant guère le choix, il accepta en sachant que ce ne serait pas pour longtemps et qu’il n’était pas là pour aller traîner en ville. De plus, après une longue journée de travail harassant, il n’avait plus la moindre énergie et s’il voulait récupérer ses forces pour le lendemain, il lui fallait se reposer le temps d’une longue et bonne nuit. Une quinzaine de jours s’écoulèrent à ce rythme et il se rendit bien compte qu’avec ce qu’il gagnait, il ne pourrait jamais économiser l’argent pour payer un passeur. Son compagnon de chambre lui avait raconté qu’il connaissait des contrebandiers qui allaient chercher en France des dynamos de vélo pour les revendre ici où elles faisaient cruellement défaut. Ils aidaient parfois des gens à passer la frontière, mais il fallait allonger mille pesetas. Joseph, qui n’avait même pas le dixième de cette somme, ne vit plus qu’une issue. Ecrire à sa mère pour lui demander de lui envoyer la somme par mandat. Cela lui crevait le cœur, car il savait que cela représentait certainement toutes les économies de la famille, mais il lui promit bien sûr de la rembourser dés qu’il serait arrivé en France. Mais s’il se faisait prendre… Mieux valait ne pas y penser et celui qui ne tente rien n’obtient jamais rien. Il attendit le mandat avec fébrilité et bondit de joie lorsqu’il le reçut, et les mots se bousculaient dans sa tête : « Je t’embrasse, maman chérie ! Et toi aussi papa. Je ne doutais pas que vous feriez ce sacrifice. Car ayant connu la misère, vous savez que la main tendue par celui qui vous aide est le plus grand des réconforts et que vous aurez pour lui une reconnaissance éternelle. Vous m’avez appris cela : qu’un fils peut tout attendre des ses parents, à condition d’avoir été bon, droit et courageux. Et serviable quand il le faut. Je suivrai toujours la voie que vous m’avez tracée, avec mes enfants et tous ceux que j’aime. Cet argent, je vous le rendrai au centuple. Je vous aime et vous remercie de tout mon cœur. » Et Joseph essaya de mettre tout cela par écrit, dans une lettre à ses parents chargée d’émotion, et pour ce qu’il avait juré de faire, il a toujours tenu parole.

Le jour arriva. C’était le premier avril 1951, date dont il se souviendra toute sa vie. Il  avait fait ses adieux à son compagnon de chambre en lui offrant sa petite valise en bois qu’il avait troquée contre un sac en toile moins encombrant. Il était parti dès l’aube pour parcourir les quinze kilomètres qui le séparaient de La Jonquera, prenant soin de suivre des chemins de terre pour ne pas se faire repérer, et àminuit pile, il était au rendez-vous avec les contrebandiers, apparemment de braves types qui avaient trouvé la combine pour survivre.

 - La route sera longue, lui dit l’un.

 - Marcher ne me fait pas peur, j’ai l’habitude, répondit Joseph

 - Et pas de bruit ! Ne parle surtout pas, ajouta l’autre.

  - Je sais tenir ma langue quand il le faut, dit Joseph

Ils empruntèrent en file indienne un chemin de chèvres qui grimpait dans la montagne. Heureusement la nuit était si noire que Joseph distinguait à peine l’homme qui le précédait. Ce n’est que lorsqu’il se retournait pour lui faire des signes que le blanc de son visage le guidait. Le silence était pesant, rompu de temps à autres par des cris d’oiseaux nocturnes et le bruit de pommes de pins écrasées ou de cailloux bousculés. Le temps paraissait interminable et la nervosité gagnait Joseph peu à peu. Soudain, celui qui le précédait s’arrêta, se retourna en mettant l’index devant sa bouche et en lui faisant signe de se baisser. Ils restèrent à-croupi quelques instants. La peur  envahit Joseph qui entendait battre son cœur. Si des gardes-frontières se montraient, il était décidé à déguerpir en courant, quitte à se faire tirer dessus.  Et s’ils avaient des chiens qui le prenaient en chasse ? Pas possible, il les aurait entendus aboyer. Non, ce devait être une fausse alerte. Ce furent des minutes interminables, mais il vit l’homme devant lui qui se relevait et lui faisait signe d’avancer. Ils marchèrent encore un peu et les deux hommes s’arrêtèrent.

 -  Nous sommes arrivés à la frontière, lui dit l’homme qui marchait le premier. En continuant, tu arriveras dans un village qui s’appelle Las Ilias. Fais attention car le chemin est très pentu et caillouteux. Il fera jour quand tu arriveras. Il y a un bar qui ouvre tôt. Demande de notre part à la patronne si elle peut te loger. Maintenant, tu dois nous donner les mille pesetas.

- Cela avait été convenu ainsi. Merci, les gars. Au fait ! Pourquoi vous êtes vous arrêtés tout à l’heure ? J’ai eu une trouille bleue

- Parce que nous arrivions à la frontière. Ç’était pour écouter s’il n’y avait pas de gardes. Alors salut ! Et bonne chance, gamin !

Joseph les aurait presque embrassés pour les remercier. Mille pesetas, c’était beaucoup d’argent. Mais ils risquaient gros en faisant passer un clandestin. Et les dynamos de vélo, cela ne devait pas leur rapporter beaucoup. Il prit le chemin qui commençait à descendre, se sentant tout léger. Mais il savait qu’il devait rester vigilant, même une fois passé en France, car il n’avait pas de papiers en règle. Par malchance, le brouillard se leva et il commença à pleuvoter. Dans la nuit noire et le brouillard, il ne parvenait plus à repérer le sentier et il dut attendre sous un arbre que le jour se levât pour repartir, trempé, congelé et mort de faim.  Il grignota le dernier biscuit qui lui restait et, un peu requinqué, reprit sa marche sur le sentier en pente devenu de plus en plus glissant. Enfin il entendit l’aboiement des chiens annonçant la présence d’habitations. Il passa devant une bergerie en pressant le pas pour ne pas attirer l’attention, puis passa devant plusieurs fermes avant d’apercevoir enfin dans le brouillard le clocher d’une église. Quelques maisons se resserraient autour d’une petite place avec une fontaine. L’hôtel restaurant était sur la place. Il entra dans la salle du bar et alla commander un café à la patronne qui se tenait derrière le comptoir.

- Toi, tu n’es pas d’ici, lui dit-elle d’un ton amène. On dirait que tu as marché longtemps sous la pluie !

Joseph lui sourit en acquiesçant d’un hochement  de tête.

- Tu as franchi la frontière clandestinement. Tu es espagnol, n’est-ce pas ? Tu sais, tu n’es pas le premier que je vois. Il en passe presque tous les jours, sauf l’hiver évidemment. Mais tu as eu de la chance de ne pas tomber sur une tempête de neige. Au mois d’avril, c’est encore fréquent. Qu’est-ce que tu aurais-fait alors, mon pauvre petit ? Tu serais mort de froid !

Alors Joseph, mis en confiance, lui dit que les passeurs lui avaient recommandé de s’arrêter là et qu’elle pourrait peut-être l’héberger pour une nuit.

 - Mais c’est que tu parles bien français avec ça ! Je vais déjà te préparer un copieux petit déjeuner, car tu m’as l’air affamé et transit de froid. On en reparlera ensuite.

Elle revint quelques minutes plus tard  avec un plateau chargé d’une grande tasse de café, d’un croissant et d’un œuf au plat accompagné d’une tranche de jambon. Joseph la remercia et évita de se jeter sur la nourriture pour ne pas trop lui montrer qu’il était affamé et profiter de cette pause bien méritée. Quand il eut fini, elle vint s’asseoir devant lui.

- Tu sais, mon garçon. J’aurais accepté avec plaisir que tu restes passer la nuit ici, mais pour ta sécurité, il faut que tu repartes, car les gendarmes viennent très souvent faire leur ronde par ici. Ils ne sont pas méchants, mais ils ont des ordres, car la vie ici est devenue aussi difficile depuis la fin de la guerre. Et s’ils te trouvent, tu es bon pour retourner de l’autre côté. Au bout du village, tu trouveras un garage où le type fait aussi le taxi. Tu as de quoi payer ?

Oui, répondit Joseph timidement. Et je vous dois combien pour le petit déjeuner ?

Rien, mon garçon. Gardes tes sous pour le taxi et bonne chance !

Joseph repartit, réconforté par la collation et la chaleur humaine que la bonne dame lui avait prodiguée. Il trouva facilement le garage et l’homme accepta de le conduire à Perpignan. Le chemin était caillouteux et il tombait des cordes. L’homme restait silencieux, lui jetant parfois un regard de côté chargé de méfiance. Il jura lorsqu’il s’aperçut qu’un pneu avait éclaté.

- Bon Dieu ! Il ne manquait plus que ça ! Réparer sous la flotte, avec la camionnette des gendarmes qui risque de passer à tout moment. Ça c’est la poisse! Je n’aurais pas dû m’aventurer comme ça avec un clandestin. Descends et va te cacher derrière les arbres ! Une fois la roue changée, l’homme l’appela pour repartir.

 - Excuse-moi, pour tout  à l’heure, lui dit-il au bout d’un moment. J’étais en rogne. Des espagnols fuyant ce salopard de Franco, j’en ai vu passer des milliers. En 39, j’ai vu des cortèges de catalans en fuite, quand Barcelone est tombée. Ils faisaient peine à voir. Tous ces gens en loque, souvent blessés, ces femmes avec des gosses qui pleuraient. Et des gens qui parlent notre langue. Si c’est pas malheureux ! Nous les avons aidés du mieux que l’on pouvait. Mais il paraît qu’on les mettait dans des camps du côté des Corbières. Sale époque ! Et ce Franco de malheur ! T’es catalan, toi ?

  - Non, je suis d’Alicante. Je parle valencien, c’est presque pareil.

Et ils ont continué à bavarder ainsi jusqu’à Perpignan. Joseph avait l’adresse du bar où habitait la tante du type de Figueras, le Bar du Castillet, mais le taxi mit un mal fou à le trouver. A force de tourner en rond, l’homme du taxi perdit patience et laissa Joseph dans une rue à proximité. Quand Joseph voulut payer, il s’aperçut qu’il n’avait pas assez d’argent. Comme il fouillait dans ses poches pour voir s’il ne lui restait pas une pièce ou deux, l’autre lui dit en catalan :

- Laisse tomber, va ! Entre Catalans, il faut bien s’entraider !

 

Joseph trouva rapidement le Bar du Castillet et fut tout étonné de voir autant de filles seules dans un bar, sinon dans les clubs d’Alicante où travaillent des entraîneuses. Elles étaient toutes habillées de façon plutôt aguicheuse et il faillit repartir en croyant qu’il s’était trompé d’adresse. Il demanda cependant à l’une des filles si la patronne s’appelait bien Madame F…La fille le regarda un peu bizarrement et lui répondit que oui, il pouvait la trouver au premier étage. En montant les escaliers, il croisa un couple qui descendait et comprit où il était tombé. Un bordel, il n’y avait aucun doute. La tante de l’ancien passeur des réfugiés politiques était une tenancière de maison close ! De quoi réconforter les réfugiés après un long voyage et une excellente planque ! Il vit dans un petit salon où débouchait l’escalier une dame assise dans un fauteuil qu’il supposa être la tenancière. Elle paraissait être d’un âge déjà avancé, mais était très chiquement habillée et soigneusement maquillée. Lorsqu’il lui dit qu’il était espagnol et venait de la part de son neveu, elle se leva et le prit dans ses bras pour l’embrasser.

  - Oh ! Comment va-t-il, depuis le temps que je ne l’ai pas vu ? Et toi, comment t’appelles-tu, beau garçon ? Miguel t’a aidé à passer la frontière, n’est ce pas ? Comme au bon vieux temps !  Et où vas-tu comme ça ?

- Je dois rejoindre ma fiancée dans le Doubs, mais je n’ai plus d’argent, avoua Joseph tout penaud. Je pensais que vous pourriez peut-être me trouver un petit boulot par ici pour me faire un peu d’argent, afin que je puisse prendre le train.

- Comme il est mignon ! Mais mon pauvre petit, ici, les hommes viennent plutôt pour dépenser de l’argent que pour en gagner. Et j’ai déjà quelqu’un au bar. Ecoute-moi ! Tu vas rester là pour manger et je m’occupe de ton problème. Je descends et je demande à Pierrot de te préparer un repas. Tu mangeras avec les filles.

Tout gêné, Joseph se rendit à la cuisine où plusieurs filles prenaient déjà leur repas.

- Viens t’asseoir, joli cœur, lui dit une fille. Il parait que tu es de la famille de la patronne ?

- Un ami de son neveu, plutôt, précisa Joseph. Je viens d’Espagne.

- Ah ! Tu es espagnol ? Pourtant tu n’as pas beaucoup d’accent.

Et il raconta son histoire, à la fois troublé et fier d’être entouré par un auditoire exclusivement féminin. Toutes ces filles semblaient si gentilles et jolies. Comment avaient-elles pu en arriver là ? Mais la réponse n’était pas difficile à deviner. Elles n’avaient certainement eu guère de chance dans la vie et du travail pour les femmes, il n’y en avait pas beaucoup. Lui, au moins, avait eu cette chance, la seule qui s’offre aux démunis, celle d’avoir une famille soudée qui se serrait les coudes dans le malheur. Et une fiancée qui l’attendait à sept cents kilomètres d’ici, mais qu’il ne pouvait pas rejoindre tout de suite, faute d’argent. Et s’il prenait le train sans billet ? L’idée lui traversa l’esprit quelques secondes, mais il revint vite à la raison. Sans papiers en règle, ce serait une folie. Mendier ? Jamais de sa vie ! Faire de l’auto-stop ? Pourquoi pas, mais il pouvait aussi se faire contrôler par les gendarmes. Ce n’était pas le moment de tout bousiller par impatience de revoir sa belle. S’il ne trouvait pas de travail à Perpignan, il partirait à pied et demanderait du travail en cours de route comme garçon de ferme, au moins pour se nourrir et dormir au sec. Marcher ne lui faisait pas peur, même pou faire sept-cents kilomètres. Il calcula dans sa tête qu’il pourrait le faire en moins d’un mois, en parcourant au moins trente kilomètres par jour. Et il trouverait bien par ci par là un camion ou le tracteur d’un paysan pour l’avancer un peu. Sa décision était prise et il attendit le retour de la patronne pour la remercier et lui dire qu’il partait. Mais il était loin de se douter de ce qu’elle allait lui annoncer. Ce fut l’un des plus beaux jours de sa vie.

-  Mon petit Joseph, dit-elle en le voyant, je suis allée acheter ton billet de train à la gare. Il y en a un qui part ce soir pour Lyon à dix-huit heures trente. Et arrivé à Lyon, tu prendras celui qui va à Besançon.

-  Mais…, voulut répondre Joseph. Mais elle ne le laissa pas finir.

-  Ne dis rien et accepte ! Et voila de quoi te payer un casse-croûte et une bonne bière, dit-elle en lui tendant un billet de cent francs. Tu sais, continua t’elle, je sais trop ce que c’est que le dèche. Et tu as vu toutes ces filles qui travaillent ici, ce qu’elles doivent faire pour se nourrir. Moi, j’ai dû faire pareil à une certaine époque. C’est pour ça que je les aide aujourd’hui du mieux que je peux, pour ne pas qu’elles tombent entre les pattes des maquereaux. Mais le gouvernement d’après guerre a fait voter une loi pour la fermeture des maisons closes. Et c’est une ministre communiste qui l’a proposée. Tu te rends compte ? Maintenant, nous sommes obligés de travailler dans la clandestinité. Nous avons droit à une descente de police presque une fois par semaine et je dois graisser la patte aux flics pour qu’ils ferment les yeux. D’ailleurs, il ne faut pas que tu t’éternises ici trop longtemps. S’ils venaient à passer et qu’ils te trouvent, tu serais bon pour repasser la frontière. Alors, adieu, mon petit et prends bien soin de toi.

- Je vous remercie de tout cœur et jamais je n’oublierai votre gentillesse, répondit Joseph, confus et au bord des larmes. Et je vous jure que je vous rembourserai ma dette quand je le pourrai.

- Ne te préoccupe pas de ça, mon garçon. J’ai maintenant assez d’argent et je suis vieille. 

Joseph l’embrassa et partit la gorge nouée, mais le cœur plein de joie.

 

Il arriva à Fraisans le lendemain midi, épuisé après un voyage long et difficile, obligé de rester sans cesse sur le qui-vive de peur de se faire contrôler, il n’avait quasiment pas fermé l’œil, assis par terre dans le wagon pour se faire le plus discret possible. Mais la chance lui avait souri une fois de plus.

 

 

Publicité
Publicité
Commentaires
K
Merci pour cette belle histoire je suis trés attachée à votre beau village,que de souvenirs.je suis francaise.
De l'Espagne à la France, la force de l'amour
Publicité
Publicité