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De l'Espagne à la France, la force de l'amour
27 octobre 2012

Les retrouvailles

Les retrouvailles

 

Toute la famille était à table quand Joseph est arrivé à Fraisans. Il n'avait évidemment pu prévenir personne de son arrivée et, venu à pied depuis la gare de Ranchot, il avait plusieurs fois demandé son chemin. Il s'était un instant arrêté sur le pont qui traverse le Doubs, charriant beaucoup d'eau en cette période de printemps, et avait contemplé la bourgade située sur l'autre rive, blottie entre la rivière et une grande forêt dont on ne voyait pas la fin. Un petit château dominait la ville, sans doute la demeure du propriétaire des usines qui s'étiraient le long de la rivière. Elles semblaient désaffectées car aucune fumée ne sortait des cheminées et on entendait aucun bruit de machines à l'intérieur. Une jolie petite ville qui semblait prospère et tranquille et où se trouvait sa chérie qui l'attendait. Il n'eut aucun mal à repérer les cités, ces petites maisons construites pour les ouvriers à proximité des usines. Heureusement que Maruja lui avait indiqué dans sa dernière lettre le numéro de  la maison, car elles étaient toutes identiques. Il prit soin tout de même de regarder le nom sur la boite à lettres. C'était bien la maison où vivait la famille Ortuño. Son cœur battait la chamade et il dût se faire violence pour aller frapper à la porte. C'est Carmen, la mère de Maruja qui vint lui ouvrir. Elle le prit dans ses bras en répétant : 

- Tu as réussi ! Tu as réussi à passer ! C'est un miracle ! Merci Mon Dieu !

Maruja s'était précipitée et pleurait de toutes ses larmes. Mais elle restait figée devant la porte à la fois par pudeur devant sa mère et aussi parce que l'émotion la paralysait.

- Alors vas-y ! Prends-le dans tes bras ! Qu'est-ce que tu attends ? Dit sa mère.

Ils restèrent longtemps enlacés jusqu'à ce que Carmen les appelât pour finir le repas. Les trois femmes se turent en attendant que Joseph, affamé, eut terminé son assiette, puis pressées par l'impatience, elles le bombardèrent de questions aussitôt que sa tasse de café fut posée sur la table. Il raconta tout, depuis son labeur dans la carrière de pierres de Figueras jusqu'à l'arrivée à Perpignan, dans cet endroit si insolite qu'il nomma pudiquement de maison de tolérance, en insistant évidemment sur le rôle de tous ceux qui l'avaient soutenu et aidé. Sa mère la première, mais aussi l'hôtelière de Las Ilias, le chauffeur de taxi et la merveilleuse tante de Miguel, qui méritait mieux le surnom de mère-bonté que de mère-maquerelle.

  - Le jour où nous retournerons en Espagne la tête haute et les poches pleines, affirma t'il, je veux que nous nous arrêtions à Perpignan pour la remercier encore, la brave femme. Et je veux lui envoyer un mandat pour la rembourser le plus vite possible, dès que j'aurai de l'argent.

Et c'est Enrique le lendemain qui lui prêta les deux cents francs, qu'il s'empressa d'envoyer à sa bienfaitrice en mandat postal.

 

Après le long récit des ses pérégrinations, voyant qu'il était épuisé, Carmen insista, malgré ses protestations, pour qu'il fasse une bonne sieste réparatrice jusqu'à ce que Toni rentrât de son travail.

Le père de Majura, dès le surlendemain de son arrivée, avait commencé à travailler dans l'entreprise où était employé Enrique. Son travail consistait à casser avec une masse des blocs de pierres qu'un camion amenait pour en faire des cailloux à peu près calibrés, puis de les disposer en ligne le long d'une route pour qu'ils y soient ensuite étalés avec une fourche. Il était payé au nombre de mètres cube qu'il pouvait abattre en une journée, le mètre cube se mesurant selon une longueur étendue de trois mètres sur une largeur de cinquante centimètres. Antonio qui était une force de la nature et avait acquis un entraînement physique de première classe en arrachant des racines dans la montagne pour en faire du charbon de bois, étonnait tout le monde par sa rapidité et son adresse, parvenant à casser au moins six mètres cube par jour. Mais il avait appris, par un ami de Finestrat qui vivait dans la Lozère à Marvejols, que le même travail y était mieux payé et il avait décidé de partir là-bas. Alors, toute la famille, accompagnée bien entendu de Joseph qui n'était resté que quelques jours à Fraisans, refit ses valises pour reprendre le train en direction de Marvejols.

Autant la nouvelle fut applaudie par Carmencita, autant elle déplut à Maruja qui commençait à s'attacher à sa petite ville qui ne manquait pas de charme. Elle se serait bien vu célébrer son mariage avec Pepito en la belle et grande église où elle allait prier le dimanche, en demandant à la Vierge de protéger  son fiancé. Et finalement, elle pouvait penser que ses prières avaient été écoutées et que la Vierge de Fraisans lui portait chance. Et ce Marvejols, où était-ce, d'abord ? Pepito lui avait montré sur une carte, trouvée sur un atlas appartenant à Henriette, en lui expliquant qu c'était dans le Massif Central, pas très loin d'où il était né, et qu'il aimerait bien retourner voir son village natal. Alors, si cela plaisait à Pepito. Mon anem ! Allons-y ! Mais il avait fallu reprendre ce maudit train, et changer de gare, et rechanger encore de train. À en faire une indigestion et se jurer que c'était bien la dernière fois. Et l'arrivée à Marvejols ! Ces grands espaces désertiques sans âme qui vive, puis le brouillard, la pluie, et tous ces sapins noirs…un clocher tout gris et quelques maisons à l'horizon. Mon Dieu, faites que ce ne soit pas là ! "Marvejols, trois minutes d'arrêt" Le cauchemar ! Mais Pepito était avec elle, cette fois-ci, alors elle pouvait recommencer à rêver.

*

L’année passée à Marvejols ne resta pas un souvenir mémorable pour Malou. Si joseph put obtenir rapidement son droit d’asile en tant que réfugié politique, ce qui lui permit de travailler avec son beau-père, la déception fut grande lorsqu’ils apprirent qu’ils devaient patienter un an avant de se marier, temps de résidence obligatoire dans la commune. Une longue année à attendre dans cette petite ville du Massif Central éloignée de tout et où Malou ne connaissait personne. Heureusement son cousin Antonio, le miraculé des bombardements, arriva pendant l’été grâce au certificat d’hébergement que les parents de Malou lui avait procuré. Elle put ainsi avoir des nouvelles fraîches du village d’où elle avait l’impression d’être partie depuis longtemps, bien que cela ne fît que quelques mois. La famille d’Antonio avait réussi à obtenir un visa d’un mois pour sortir d’Espagne, mais ils comptaient bien rester en France définitivement. Chic ! Elle reverrait bientôt ses cousins et cousines, mais les tantes Guadaloupe et Mercedes allaient se retrouver seules, n’ayant plus aucune famille dans le village. Cela allait être dur pour elles ! Antonio fut immédiatement embauché dans l’entreprise où travaillaient Joseph et son oncle. Tragique destin pour Antonio qui rêvait d’être ingénieur et se retrouvait à casser des cailloux au fin fond de la France ! Quant à Carmencita, elle au moins avait la chance de fréquenter encore l’école et put se faire de nombreux copains et copines. Mais pour Malou, qui venait d’avoir dix-huit ans, l’âge où l’on aspire à l’indépendance et surtout à fonder un foyer, surtout maintenant que son fiancé était à ses côtés, quelle frustration ! Et ces journées si longues, à attendre le soir que rentre son chéri et profiter de sa présence quelques heures. Lorsqu’il rentrait ! Car les chantiers où il travaillait étaient souvent éloignés et, l’hiver arrivant, il devait souvent rester coucher sur place. Il arrivait même parfois que Carmen, la mère de Malou, parte avec les hommes sur les chantiers pour leur faire la cuisine, la laissant seule la journée pour s’occuper de sa petite sœur. De longues journées s’égrainaient alors dans la monotonie. Se lever tôt pour allumer le feu et préparer le petit déjeuner. Faire un peu de ménage en chantonnant, puis préparer le repas de midi. Presque tous les jours des pommes de terre, accompagnées de poulet ou de charcuterie. Malou ne faisait pas les courses, attendant le samedi pour aller au marché avec sa mère. A midi, Carmencita rentrait de l’école et mangeait avec appétit (elle grandissait à vue d’œil !) puis elle repartait vite, laissant sa grande sœur seule à la maison. C’était le moment le plus dur. Elle aurait pu faire la sieste, mais à son âge et lorsque les jours sont courts, on n’en a pas envie. Se promener ? Seule, dans le froid et avec la neige, cela ne lui disait rien. Et où aller ? Et une fille seule, cela ne se faisait pas. Lire ? Elle n’avait pas de livres en espagnol. Ecouter la radio ? Ils n’en possédaient pas. Alors elle s’était mise à broder ou tricoter, confectionnant chaussettes, pull-over, jupons et napperons. Au moins, c’était utile, lorsqu’on n’avait pas d’argent pour les acheter. Et pour s’occuper l’esprit, elle chantonnait, se remémorait son passé ou faisait des projets d’avenir. A seize heures trente, elle préparait un chocolat chaud et des tartines pour sa sœur, puis l’aidait à faire ses devoirs. Pour le calcul et la géométrie, elle pouvait la conseiller, mais pour le reste, c’était plutôt sa petite sœur qui faisait la maîtresse, lui enseignant des bribes de français. Une fois la soupe du soir terminée, les deux sœurs jouaient parfois aux cartes, aux dominos, ou aux petits chevaux, puis allaient se coucher à l’heure des poules, comme aimait dire Carmencita qui aurait bien voulu veiller plus longtemps, comme elles en avaient pris l’habitude en Espagne. Elles se faisaient encore quelques confidences depuis leur lit avant que Malou ne décidât d’éteindre la lumière.

Enfin le vendredi soir arrivait. Les hommes rentraient exténués, mais trouvaient encore la force de rester autour de la table tard dans la nuit pour profiter du bon temps. Puis c’étaient deux journées entières passées en famille pendant lesquelles chacun pouvait oublier le labeur ou l’ennui. Parfois, Joseph et Malou allaient au bal le samedi soir et pouvaient enfin s’étreindre et s’embrasser jusqu’à plus soif. Noël arriva, le premier Noël que les filles n’allaient pas passer dans leur village, alors leurs parents  voulurent le marquer d’une pierre blanche. Toni et Joseph allèrent couper un sapin dans la forêt et les filles le décorèrent. Carmencita mit la guirlande en papier qu’elle avait confectionnée à l’école et Malou pendit des petites étoiles et figurines fabriquées avec des chutes de tissu et de bouts de laine. A minuit, les femmes allèrent assister à la messe quelles purent suivre et chanter sans difficultés, car on disait encore la messe en latin. Mais elles trouvèrent que la crèche ne valait pas celle de Finestrat, ni par ses proportions, ni par le réalisme de ses personnages.

« Marie ressemblait à la del estanc, Joseph à Vicent el caragol et le petit Jésus avait l’air du poupard de la cousine Ramona », raconta Carmencita au repas, provoquant un fou rire général. On veilla tard, autour du puchero traditionnel, et après avoir épuisé tous les joyeux souvenirs, les récits et les blagues, on chanta presque tout le répertoire des chansons populaires espagnoles. Le lendemain Malou et Carmencita eurent la surprise de découvrir deux oranges et des papillotes au pied du sapin, accompagnées d’un petit cadeau empaqueté pour chacune. Un peigne à cheveux pour Carmencita et une broche pour Malou. Leur joie fut d’autant plus intense qu’elles ne s’y attendaient pas, la tradition espagnole étant de distribuer les cadeaux le jour des rois mages.

 « Nous vivons en France, il faut faire comme les français », expliqua leur mère. Pour le nouvel an, Malou et Joseph allèrent au bal musette du village, après la bise de minuit que se fit toute la famille, rassemblée autour d’un dinde rôtie qu’une gentille dame avait offert à Toni pour le remercier d’avoir empierré l’accès de sa maison vers la route. Les amoureux dansèrent toute la nuit, sans presque manquer une seule danse, emportés par l’euphorie de savoir qu’ils allaient enfin se marier dans trois mois.

  Mais l’hiver n’en finissait pas et la neige tomba en abondance. Dire que Malou en avait rêvé, elle qui n’avait jamais vu de flocons tomber. Au début, elle passait des heures à les regarder virevolter dans le ciel, mais elle finit par détester la neige. Mais parfois, lorsqu’il y en avait trop, les hommes ne pouvaient pas aller travailler et restaient à la maison. Elle put ainsi profiter un peu plus de la présence de son fiancé. Mais l’argent ne rentrait pas et, si la famille pouvait manger à sa faim et payer le loyer et le charbon pour se chauffer, il était bien impossible pour ses parents de faire des économies pour lui offrir un beau mariage. Et Malou dut renoncer à tous ses rêves de robe blanche, de voile en tulle, de collier de perles, de chaussures à talons hauts et de festin sur une grande nappe blanche surplombée d’une pièce-montée. De toute façon, personne de sa famille n’assisterait au mariage, à part son cousin Antonio, alors ils feraient le minimum. Mais, dans ce minimum, il y avait les alliances et Joseph épuisa ses maigres économies pour qu’ils puissent s’offrir deus alliances en or. La semaine précédant la noce, ils allèrent chez le bijoutier, un peu gênés d’avoir si peu d’argent. Les alliances les plus simples étaient vendues au poids de l’or et Joseph demanda ce qu’ils pouvaient avoir pour les quelques milliers de francs qu’il possédait. Celle de Joseph était si fine qu’il eut bien du mal à la passer à son annulaire, gonflé et endurci par le travail et le froid. Le bijoutier se montra désolé de ne pouvoir la lui rectifier, de peur de la rompre, et Joseph dut s’en contenter en disant qu’il mettrait du savon pour l’enfiler.

Une année s’était juste écoulée depuis leur arrivée à Marvejols, lorsqu’ils se présentèrent devant le maire, puis le curé, pour s’unir enfin devant la loi et devant Dieu. Joseph avait pris son beau-père pour témoin et Malou, son cousin Antonio. C’est avec assurance que Malou prononça le oui officialisant leur union, prononcé à la perfection à force de le répéter dans sa tête depuis des semaines.  Elle devenait, à 19 ans, l’épouse légitime de Joseph Climent, sous le nom de Climent Ortuño qui remplaçait celui d‘Ortuño Climent, comme le voulait la tradition espagnole d’apposer son nom de jeune fille à celui de son mari, ce qui ne manqua pas de faire sourire le maire qui leur souhaita un longue vie commune. La cérémonie à l’église se résuma à une simple bénédiction par le prêtre qui, après avoir béni leur union, leur demanda de passer leurs alliances. Celle de Joseph glissa parfaitement grâce à la vaseline, prêtée par sa belle-mère, dont il s’était enduit le doigt sur le chemin entre la mairie et l’église. Le repas de noce se limita à une petite collation à la maison avant de rejoindre la gare. Et à 18 heures trente-quatre, les jeunes mariés prenaient le train, accompagnés du père de Malou, qui avait souhaité repartir retrouver son frère à Fraisans, ainsi que du cousin Antonio, bien obligé de les suivre. Mais Carmen et sa jeune fille furent contraintes de rester encore deux mois, Carmencita devant finir son année scolaire. Et c’est à Clermont-Ferrand que Malou et Joseph passèrent leur nuit de noce à l’hôtel de la gare, pendant que Toni et son neveu tentaient de dormir sur une banquette de la salle d’attente.

 

Les premières années, la vie resta rude pour le jeune couple. Certes Joseph ne manqua jamais de travail, mais il dut encore longtemps se contenter, avec son beau-père, d’un travail de forçat qu’on lui proposait dans les carrières ou sur les routes, se déplaçant au fur et à mesure des embauches ou des chantiers. Ils résidèrent d’abord à Boussières, un village pas très éloigné de Fraisans. Joseph travaillait dans une carrière de pierre à proximité et pouvait ainsi ne rentrer pas trop tard pour retrouver sa tendre épouse. Ses deux jeunes frères restés en Espagne vinrent le rejoindre et travailler avec lui, le temps d’avoir leurs papiers, puis ils repartirent dans l’Ain pour travailler dans le bâtiment avec Jaime, leur frère aîné. Seul André était resté en Espagne pour suivre l’école de police, mais il finira par partir lui-aussi pour rejoindre la France. Malou, de son côté, ne chômait pas, toute occupée à ses taches ménagères et à la préparation de sa maternité. Coudre et tricoter en chantonnant remplissaient amplement ses journées. Un jour, une voisine lui proposa même d’utiliser sa machine à coudre et lui expliqua comment s’en servir. La gentillesse de ses voisins fut toujours pour elle un baume au cœur qu’elle n’oubliera jamais. Ainsi, quand Alain, son premier fils, encore bébé, pleurait parfois trop fort, elle s’en était excusé auprès du vieux monsieur qui habitait l’appartement du dessous.

« Au contraire, lui répondit-il, j’aime l’entendre pleurer car je n’ai jamais eu d’enfant, alors que j’en avais tellement rêvé. »

 

Avec ses maigres économies, Joseph put enfin s’acheter une moto d’occasion, une Peugeot 125 type 55, avec des roues à rayon et une selle surélevée à l’arrière qui lui permettait de transporter sa bien- aimée. Fier comme un coq et sa poule, ils partirent le dimanche suivant à Fraisans pour rendre visite à la famille et surtout lui montrer leur nouvelle acquisition. La Peugeot fut admirée, caressée, commentée, essayée (mais Attention ! avait prévenu Joseph, il faut le permis pour la conduire !) autant qu’une Ferrari. Les jeunes époux repartirent dans la soirée en emportant une imposante courgette que Malou tenait dans sous un bras, l’autre main étant accrochée au pommeau de sa selle, quand brusquement un piéton traversa. Joseph freina si fort qu’il en tomba de la moto qui valdingua en tournant sur la route. « Ma moto, ma moto », pleurait Joseph, avant de prendre conscience de la présence de Malou derrière lui. Il se retourna, tout paniqué, et la vit debout qui tenait encore sa courgette sous un bras. Plus de peur que de mal, mais cela lui valut un vigoureux savon de la part de sa jeune épouse, qui ne manquait jamais de montrer qu'elle avait du caractère, en bonne mama espagnole qui se respecte.

Après la naissance de leur fils Alain, ils quittèrent Boussières et changèrent plusieurs fois de domicile au gré des chantiers d’empierrement des routes.  C’est ainsi qu’ils connurent le rude climat du Haut Doubs où beaucoup de routes restaient encore à viabiliser. Toni, le père de Malou, était souvent du voyage et Joseph se souviendra longtemps de ce jour à Bolandoz où, étant allé chercher à moto un sac de pommes de terre pour l’hiver, il entendit comme un bruit de cailloux qui tombaient du sac qu’il portait sur son dos. « Ils m’ont eu, il y des cailloux dans le sac », dit-il à Toni. Mais en se baissant pour regarder, ils virent que c’était des pommes de terre qui faisaient ce bruit en tombant du sac troué. Elles avaient gelé sur la moto pendant le trajet ! A Mouthe, village connu sous le nom de Petite Sibérie, ils fêtèrent dans l’allégresse le quatorze juillet, assistant au feu d’artifice suivi du bal populaire. Mais quel ne fut pas leur stupéfaction quand ils découvrirent le sol recouvert de neige, en ouvrant les volets  le lendemain !

Enfin, l’année suivante, Joseph et Malou réussirent à revenir s’installer à Fraisans où ils trouvèrent un appartement au troisième étage d’une belle maison située juste à côté du pont qui traverse le Doubs. Le propriétaire habitait avec sa femme juste en dessous et ils sympathisèrent rapidement avec eux. Au mois d’avril, la famille s’agrandit avec l’arrivée d’une petite fille qu’ils prénommèrent Liliane. Choisir des prénoms français à leurs enfants était à leurs yeux un moyen de faciliter leur intégration, tout en leur évitant les moqueries à l’école que subissaient souvent, à cette époque, les enfants portant des prénoms étrangers. Carmen en savait quelque chose ! Ils avaient en plus la chance d’avoir un nom propre facile à franciser. Malou, qui avait retrouvé ses parents et sa sœur qui logeaient à proximité, ainsi que l’oncle Henri  et toute la communauté espagnole, ne voulait plus quitter sa petite ville qu’elle appréciait de plus en plus.

Mais le travail de Joseph l’amenait encore à partir loin, parfois sans pouvoir rentrer le soir et avoir la joie de retrouver sa petite famille. De plus, il commençait à sérieusement se lasser de ce labeur harassant et peu lucratif, alors un jour, il  prit la décision de créer sa propre entreprise de terrassement. Il en parla à l’oncle Henri qui accepta de se lancer dans l’aventure. C'est seulement avec deux brouettes, deux pelles, deux pioches et un compresseur acheté d’occasion, qu'ils commencèrent à travailler à leur compte. Le travail ne manquait pas, à cette époque, mais Joseph se rendit vite compte qu’il était nécessaire de posséder un matériel performant s’il voulait gagner correctement sa vie dans les travaux publics. L’achat d’au moins un camion était indispensable et, pour cela, il fallait demander un prêt à une banque. Il se renseigna et on lui expliqua qu’une banque ne pouvait lui prêter de l’argent que s’il possédait une entreprise ayant un capital. Il lui fallait au moins mille francs. Mais où trouver l’argent ? Personne dans sa famille, sa belle-famille ou ses amis ne possédait une telle somme. Comme il n’était pas dans sa nature de baisser les bras, il prit son courage à deux mains pour demander à son propriétaire, qui était un brave type et les avait en sympathie. Celui-ci accepta sans hésiter de lui prêter l’argent.

 

Les affaires marchèrent si bien qu'au bout de cinq ans, Joseph pu acheter une pelleteuse et embaucher un salarié. Il eut enfin les moyens d’acheter sa première voiture : une Peugeot, année 1925, qu'ils baptisèrent Rosalie. Aussi poussive que massive, elle ne dépassait pas les 50 kilomètres-heure et crachait de la vapeur dans les montées. Elle fut vite remplacée par une Traction Citroën, assez robuste pour leur permettre de retourner dans leur village natal, pour la première fois depuis leur départ. C'était en 1958, sept ans après leur départ d’Espagne.

 

 

 

 

 

 

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